Dans la petite cuisine aux décors kitchs et tape-à-l’œil, notre cher Alexander s’agitait plus que de raison. Tournant et se retournant, faisant le tour de l’établi encore et encore, tant et si bien qu’il en avait perdu la notion du temps. Mais aujourd’hui, il avait ses raisons. Car aujourd’hui était un jour spécial pour l’incube. Un heureux jeu du sort lui avait en effet attribué un partenaire de cuisine plus que rêvé. Andréa. Comme quoi, le hasard pouvait encore sourire à tous.

Lorsque ses yeux s’étaient posés sur leurs deux noms ainsi dressés côte-à-côté, il n’avait pu réprimer ce frisson de joie. Enfin ! On lui offrait un moment seul à seul avec le louveteau hantant ses pensées depuis trop longtemps déjà. Enfin, il allait pouvoir ne se consacrer qu’à lui. Mais, alors qu’il s’imaginait ce à quoi cette journée pourrait ressembler, une certaine appréhension commença à grimper dans sa gorge. Et si quelque chose se passait mal ? Et s’il se retrouvait dans une situation embarrassante ? Comment devrait-il réagir ? Il ne se sentait pas encore près à parler de sentiments que lui-même ne comprenait toujours pas vraiment. Bref. Alexander était parti très loin, des questions ayant de moins en moins de rapport avec le sujet initial se bousculant dans sa tête en un joyeux capharnaüm.

C’était encore ce à quoi Alexander pensait alors qu’il faisait les cent pas dans la cuisine qui leur avait été attribuée.Tout à coup, il s’arrêta et regarda derrière lui avec angoisse. Il tournait ainsi, au même endroit, depuis si longtemps qu’il craignait d'avoir finalement abimé le sol. L’opalin jeta un regard à ses pieds et lâcha un grognement. Autant le carrelage, lui, était impeccable, autant la semelle de ses bottes avait durement pâti de cette utilisation intensive. Mince. Non pas qu'il leur attachait une grande importance, mais il s'agissait de petits bijoux qui lui avait coûté plusieurs semaines de travail. Des vraies œuvres toutes de cuir ouvrées : d''un noir luxuriant, cirées et lustrées avec soin, elles lui remontaient le mollet pour s'arrêter quelques centimètres en dessous du genou. Il les avaient passées au-dessus d'un pantalon de lin teinté d'un bordeaux foncé qui épousait à la perfection ses jambes élancées. Cintré à la taille par une ceinture de cuir sombre, il avait rentré dans ses chausses une chemise en coton, légèrement bouffante et d'une blancheur immaculée, dont le col piqué d'or s'ouvrait sur un modeste carré de torse. En dernière touche, mais non pas la moindre, un ruban carmin lui rehaussait les cheveux en queue de cheval, ne laissant que quelques mèches éparses lui retomber auprès des yeux.

Cette tenue le vendait mieux que n'importe quelle autre. Et il le savait bien. Assez content de lui, il s'apprêtait à exécuter un petit pas de danse improvisé lorsque la porte derrière lui grinça. Se fendant d'un large sourire, l'opalin se retourna gracieusement, comme il s'imaginait un danseur le faire.


Son sourire ravageur s'élargit un peu plus lorsque ses yeux tombèrent sur le garçon à la mine renfrognée. On ne pouvait faire plus adorable.

Alors qu'Andréa s'approchait et s'excusait de son retard, Alexander sentit, sans rien pouvoir y faire, son cœur s'accélérer légèrement.Enfin... Il était seul à seul avec le jeune homme. Il resserra ses doigts. Ses paumes commençaient à devenir moites. Il ne manquait plus ça.

*Ressaisis-toi, imbécile ! Il n'est pas question de laisser transparaître le moindre de tes émois.*

Le jeune loup sortit alors un chiffon de papier de ses poches et le posa sur l'établi.

«  J'ai pensé à une recette pour aujourd'hui. »

… Et merde ! Il avait complètement oublié de songer à une recette de cuisine. Un faible grognement s'échappa de ses lèvres tandis qu'il se passait une main dépitée sur le visage. Mais quel abruti, décidément. D'autant plus que ça ne lui ressemblait pas. A croire qu'Andréa avait réellement, bien qu'à son insu, une terrible emprise sur le barman. Et il devait avouer que cela ne le rassurait pas vraiment. Heureusement que le brun y avait pensé, lui. Alexander n'osait s'imaginer l'embarras dans lequel le cas contraire l'aurait mis.

L'opalin reporta son attention sur le morceau de papier, pensant y trouver son salut, et haussa un fin sourcil. Était-ce réellement une recette ? Il ne voyait là que les traits hasardeux d'un crayon hésitant, à la mine un peu pompette qui plus est. Bref, il n'y comprenait pas grand-chose.

Un sourcil froncé, son regard interrogateur revint sur le garçon à ses côtés qui semblait alors en proie à un grand désarroi intérieur. Lui aussi semblait perdu devant ces gribouillis qui, à un moment, avaient dû avoir un sens. Après un gros soupire, le brun commença à se frapper doucement la tête contre le bord de la table. De frustration sans doute. D'abord perplexe, Alexander ne parvint finalement pas à retenir le rire gonflant dans sa gorge, ne réussissant qu'à le transformer vaguement en pouffement en se couvrant la bouche d'une main.

Lorsque Andréa releva la tête pour plonger son regard dans le sien et lui avouer, plein de gêne, qu'il ne se souvenait plus des ingrédients, les yeux d'Alex étaient encore humides de rire, mais un doux sourire, empli d’attendrissement, avait remplacé son hilarité. Ah... Le garçon était décidément si adorable. Alexander devait se faire violence pour ne pas céder et le prendre dans ses bras.

«  Ça s’appelait des Truffes, je crois. Le résultat ressemblait à plein de petites boules au chocolat. Enfin bon… »

*Des truffes, hein...*

Le visage soudainement refermé, l'opalin se saisit le menton d'une main, en pleine réflexion.

«  Ah mais, et toi ? Tu avais prévu quelque chose ? »

Revenant à ses esprits, Alex lui renvoya un sourire en coin, les yeux brillants de malice.


Il se frappa légèrement le côté du crâne d'un doigt, un clin d’œil en prime.


Un air plus sérieux vient alors s'emparer de ses traits et il énuméra sur ses doigts.


D'un même mouvement vif et souple, tel un danseur, il se retourna, fit un pas, arracha à la poterne non loin de là les deux tabliers mis à leur disposition et revint à sa position initiale, non sans oublier de passer l'un d'eux autour du cou d'Andréa, effleurant au passage sa nuque et caressant ses cheveux bruns. Ce seul contact lui picota les doigts, et il se détourna bien vite pour ne pas trop s'attarder sur des pensées peu à propos. Il enfila à son tour le tablier qu'il noua d'un geste leste et précis. On aurait pu croire qu'il avait fait ce même geste tous les jours depuis de nombreuses années.

Bien évidemment, les tabliers n'avaient pas été épargné par le thème du jour. Blanc et rouge, des froufrous écœurant cousus tout du long et un énorme cœur de satin rouge trônait en plein milieu, pour ne pas faire les choses à moitié. Ce n'était pas ce qu'il y avait de plus adapté à la cuisine, se dit Alex, et il se demanda si toutes les salles distribuées aujourd'hui étaient identiques à celle-ci. Avec un style si pimpant qu'il en aurait presque donné la nausée. Mais qu'importe. L'objectif du jour n'était pas là.

L'opalin, continuant dans sa lancée, s'empara d'un rouleau à pâtisserie et le brandit devant lui, une main derrière le dos, tel un fleuret. Un sourire taquin s'était peint sur ses lèvres lorsqu'il lança solennellement :