Le vent d'automne avait réveillé, en glissant entre les feuilles orangées des arbres qui parsemaient les allées, l'ambiance chaude des quartiers parisiens. Le froid de l'hiver approchant, les habitants avaient entrepris de s'entasser dans des cafés dont émanait une pesante odeur de cigarette, femmes au corset impeccable fréquentant des gentilshommes dont les moustaches taillées étaient autant d'arguments de séduction. Les rues, elles, étaient un peu moins occupées qu'en été, désertées par les passants frileux qui ne désiraient plus s'y attarder. Pourtant, le temps y était encore agréable, et Narcisse s'était perdu dans le labyrinthe de la capitale dès le lever du jour, sentant que le soleil avait pour une fois décidé de gratifier les français des rayons chétifs de la saison des pluies. Il ne comptait pas en manquer une seconde.

Eut-il eu l'audace d'un Ashton, sans doute le garçon se serait-il autorisé à enlever son manteau, voire sa chemise, avide de la sensation grisante de l'Astre-chaleur contre ses écailles endormies. Ce n'était toutefois pas le cas et il se contentait de balancer sa longue chevelure en arrière, tendant son visage à la lumière dont les caresses étaient autant de trésors.

Son humeur, pour une fois, était légère. Il se sentait moins nerveux que d'ordinaire, se prenait même à ignorer les regards que les passants posaient sur son apparence peu discrète. Sans doute était-ce dû au retour récent de son corps de dragon, ce corps qu'il n'avait plus connu depuis des années et qui pourtant était sien, ce corps qui par son essence lui avait rappelé une nature qu'il avait pris soin d'oublier. Et ça faisait du bien, d'être Dragon, de se sentir lui, de se souvenir qu'il avait en lui un brasier que nul ne pouvait arrêter. Le jeune homme n'aurait pas cru pouvoir s'y prendre mais la sensation était là, et il était à la fois plus jovial que d'ordinaire et moins satisfait en même temps. Il y avait un creux au fond de son estomac, un manque qu'il n'avait jamais ressenti avant, une soif de liberté qu'il n'avait jamais osé exprimer. L'envie de se transformer, ou plutôt de faire tomber son masque, de nouveau, de sentir ses ailes pousser contre son dos et les écailles recouvrir sa peau.

Cela se manifestait par de petites choses. Il se tenait plus droit, cherchait moins à se cacher des yeux curieux qu'on lui adressait, oubliait de temps à autre d'attacher ses cheveux argentés. Il avait moins peur, et cela le rendait presque nerveux, ironiquement. On n'oubliait pas son passé, pas le sien en tout cas, et cette vieille cicatrice-là se faisait toujours reconnaître dans les instants de doute. Narcisse se sentait libéré, mais il craignait par la même de faire des erreurs qui conduirait à sa mort, cette même mort dont l'idée ne le quittait que trop rarement.

Vivre était un soulagement, pourtant.

Un sourire courba ses lèvres à cette idée, et il bondit avec l'aisance de son métier sur un muret, admirant à l'occasion le ballet des travailleurs qui s'activaient. Le frais étant arrivé, la plupart arboraient des couvre-chefs qui donnaient à la scène des airs de spectacle. Ils étaient des anonymes encapuchonnés dont les gestes mesurés s'harmonisaient entre eux, et il y avait là une beauté qu'il ne s'empêcha pas d'admirer.

C'est ainsi qu'il la repéra, cheveux blonds si caractéristiques et port de tête impeccable, vêtements élégants et douceur du geste. Il plissa les yeux afin de vérifier ses soupçons, puis laissa son contentement bourgeonner sur son visage alors qu'il sautait de son piédestal. Le geste était si habituel qu'on eut à peine remarqué l'impact de l'atterrissage, Narcisse poursuivant son avance avec une élégance apprise. Ses longues enjambées traversèrent la rue avec rapidité et finesse, un intriguant mélange de timidité et d'enthousiasme marquant ses traits. D'ordinaire, sans doute n'eut-il pas osé s'approcher de son amie, craignant de la déranger. Aujourd'hui était un jour spécial.

« June... »

Sa voix était moins confiante qu'il ne l'aurait voulu, murmure dévoré par le bruit d'une calèche pressée, et il se mordit la lèvre de dépit. Son sourire s'était fané au profit d'une moue empreinte de gêne. Il n'abandonna pas, pourtant.

« June. », répéta-t-il, s'arrachant un peu de puissance vocale.

Il força ses lèvres à se courber, timide jovialité de son visage, puis plongea ses mains dans ses poches afin de cacher les tics nerveux qui les agitait.

« Je ne m'attendais pas à vous croiser ici. J'espère ne pas vous déranger ? »

Il n'osait pas la tutoyer en public, mais son regard pétillait d'un plaisir non feint. Il l'observa ainsi timidement, les joues moins pâles qu'il ne l'aurait espéré, le port d'épaules plus fragile qu'il ne l'aurait voulu. Peu importait au fond. Il était content de la croiser.