Alangui sur son trône, il attend.
Chaussés de hauts talons de cuir, ses pieds agiles oscillent doucement dans le vide, bercés par deux jambes fines et musclées nonchalamment appuyées sur l’accoudoir en grenat de sa formidable assise. De son short court sous lequel disparaissent de cuisses fermes et blanches, s’échappe une longue queue en pointe de flèche. Elle serpente un instant sur la pierre écarlate, puis remonte se poser souplement sur un buste nu qui se laisse à peine deviner sous l’épais manteau de fourrure sombre qui le recouvre. De part et d’autres des manches bouffantes, deux mains aux doigts minces mais couronnés de griffes noires vaquent à des occupations bien distinctes. La première, paume fermée, soutient une tête lasse, aux traits jeunes et presque féminins. Des boucles brunes tombent en pagaille autour de deux cornes vrillées et encadrent le haut de ce visage où de longs cils s’entrouvrent sur deux yeux d’ambre.
Il s’arrête un instant, percevant le curieux qui l’observe, mais s’en désintéresse aussitôt.
Son regard brûlant est pour les restes de la religieuse dont il se délecte. Il passe sa langue sur ses lèvres pour en ôter la moindre miette, puis s’arquant avec sensualité, glisse l’ultime morceau contre sa bouche. Elle s’écarte avec lenteur, dévoilant des crocs gourmands qui se referment ardemment sur sa proie qu’il dévore d’un trait.
Son dessert terminé, il se pourlèche les doigts, puis retombe sur sa chaise majestueuse avec la langueur des chats les plus paresseux. Soupir gémissant.

Décidément, plus rien ne le contente depuis quelques temps.

Pourtant il est craint, admiré, détesté et adoré de tous ceux qu’il fréquente même du bout des cils. La folie coule sur lui comme le miel et mêlé au plaisir, le vice enivre chacun de ses gestes. Un mélange d’alcool sucré qui trouble les corps qu’il croise et fait tourner les têtes. L’enfer ronronne son prénom en une caresse. Seul, unique, incontesté et incontestable depuis que la nuit est nuit et qu’invariablement le jour la chasse ; il est Rey, il est roi, mais ça ne lui suffit pas.
Les secondes s’égrainent, rythmées par la chute des osselets contre les parois de verre d’un élégant sablier. Tic. Tac. Tic. Tic. Tac. À ce tempo mortel s’ajoute les plaintes lointaines des condamnés et le crépitement des flammes éternelles. La sinistre mélopée est encore un murmure lorsque survient le premier couplet.

— Votre Terreur n’est pas changée ? C’est pourtant l’heure de l’autodafé !
— Pas ce soir, plus envie. Ils sont toujours sans surprise ces incendies.

Un couinement survient entre deux chutes d’ossements, puis cataclop, cataclop, c’est une cavalcade de sabots qui couvre le tempo. Peau rouge et tannée, petites cornes de biques, un diablotin joufflu traverse d’un pas rapide la salle dallée et s’approche timidement de sa majesté. Il fait une courbette, mais boudeur, le monarque pivote sur son séant, replie ses jambes de biche contre son buste et ne lui offre plus qu’un dos peu engageant. Ce manque d’entrain inquiète l’infernal serviteur.

— Encore une déprime ?
— Pas du tout…
— Peut-être qu’après un petit crime…
— C’est trop facile de tordre des cous.
— Diable, vous devez être sacrément contrarié, ce n’est pas votre genre de refuser !
— C’est rien, ça va passer.
— Je préfère m’en assurer. Allons dites-moi ce qui vous met dans cet état ?
— Hm… Oh, et après tout pourquoi pas.

Rey claque des doigts.

L’éclairage s’éteint, recul du diablotin. La lumière fait son entrée en un faisceau lumineux qui cisaille la fine silhouette étendue sur la roche sanguine. Tête en arrière, son bras droit se pose lentement sur son front découvert. « Tic, tac, tic, tic, tac » fait le sablier. Sa voix se pose sur ces notes improvisées.

— Je m’eeen-nuie.
— Vous vous ennuyez ?
— Oui, je m’eeeen-nuie.
— Et un petit bal costumé ?
— C’est un enfer, je n’ai plus rien à faire. C’est infernal, chaque seconde qui passe me fait mal.
— A-Attendez… Je suis sûr qu’on va trouver !
— Quel eeen-nuie.
— Ne vous laissez pas aller ainsi !

Rey croise et décroise lentement les jambes. La droite s’étend jusqu’à atteindre le haut sablier qu’il pousse du bout du pied. Le donneur de temps s’incline et son flot s’accélère. Tac tac tictictic. Une lointaine supplique donne le la à ce nouveau cantique.

— J’ai déjà démembré, étripé, torturé. J’ai séduit et briser les esprits. Tout est fait dans ce bouge maudit et je reste seul et sans appétit. Moi je voudrais m’embraser, vibrer au cœur pour un méfait, accomplir un délit distrayant, oh oui, quel délice d’être méchant ! Hélas… Tout est déjà fait… L’enfer me laisse vide et glacé…
— Hum… Et vous avez pensez à vous exporter ?
— Au Tartare ? Déjà fait.
— Non, je pensais à quelque de plus exotique.
— C’est à dire ? Crache le morceau moustique.

Le démon s’est redressé. Il pivote et ses talons claquent sur le dallage. Un nouvel éclairage se braque sur le petit diablotin qui sursaute. Il bégaie un peu, surpris d’être si brusquement sous le feu des projecteurs, mais impossible de se dérober au regard enflammé de son souverain. Alors il se racle la gorge, tape des mains et hop ! Apparait à ses côtés un petit théâtre de marionnettes pile à sa taille. Il se glisse derrière le rideau et débute son explication devant le décor peint d’une rue parisienne appuyé par le martèlement endiablé que le stress déverse dans ses sabots. Cataclap, catacata, cataclap.

— Imaginez ! Un nouveau public, une nouvelle scène, brûler les planches d’un autre monde ! Des proies partout à la ronde.
— Des dizaines ?
— Des centaines votre majesté.
— Ça commence à m’intéresser.

La confiance du diablotin monte en flèche. Cataclap, catacataclap ! Enchainant les costumes, il reprend sur un air entrainant :

— Hommes et femmes sont entrainés dans un rythme endiablé. Mères et enfants, tournent et virevoltent sans pouvoir s’arrêter. Les amoureux transit, s’étripent en mélodie. La ville entravée est sous le joug de sa majestééée !
— Juste la ville ?
— Pour commencer.

Enchaînés têtes en bas, un choeur de cinq condamnés s’ajoute à la fête.

— Ils seront, eux aussi, vos prisonniers.
— Mieux que ça, vous les aurez à vos pieeeeds !
— Et je les relâcherais s’ils me distraiiiient !

Le roi se lève, sourire retrouvé. D’un mouvement de bassin, il se débarrasse du sablier. Le verre éclate au sol, les osselets roulent le long d’un escalier dans un cliquetis joyeux. D’un geste le démon quitte sa veste et le diablotin sur ses talons, il descend les marches d’un pas chaloupé. À chacune de ses foulées, un jet de flamme s’élève, léchant la peau des détenus. Clac, woosh, aïe. Clac, woosh, aïe. C’est l’heure de l’ultime couplet.

— C’est décidé, je m’en vais ! L’enfer n’est plus qu’un paradis perdu. Je vais monter sur terre, y semer la misère, avec du style et un déhanché à vous damner.
— Il sera le maestroooo d’un fabuleux chaoooos.
— Vous s’rez la damnation, oui mais en chansoooon !
— Je ferais danser jusqu’au décès. Bouger leur corps jusqu’à la mort. Ils seront mes pantins, mes jouets, mes poupées désarticulées. Enfin de quoi m’amuser !
— Il sera le tyraaan des petits et graaaands.
— La surface vous attend, ça va être géant.
— Au revoir l’ennui et bonjour Pariiiiiis !

Clac !