Un voilier surgit sous un ciel noir privé d’étoiles. Il fend les eaux dans une mer déchainée balayée par les vents.
L’immense trois mats traverse la tempête à une allure folle. Voiles ouvertes, gonflées par les bourrasques sifflantes, il vole bien au-dessus de la houle en furie.
Les vagues qui s’élèvent projettent rageusement leur écume contre sa coque abîmée. L’eau s’engouffre en un nuage vaporeux et salé par ses nombreuses brèches et ses écoutilles branlantes, éclaboussant les algues et les coquillages qui parasitent le bois pourri. Croute épaisse de plusieurs siècles, cette vérole océanique s’est répandue jusqu’à la proue qu’elle défigure sans pitié. Le monstre informe et figé tend son bras malade vers l’horizon inlassablement pourchassé par le navire.
À son bord on s’active.
Entre les cordages usés et les lambeaux de voiles, l’orage fouette quelques lanternes sourdes. Vides de bougie, elle brillent d’un étrange éclat bleuté. La lueur contagieuse se déverse sur l’intégralité du bateau, nimbant aussi bien ses voiles que son équipage. L’aura fantomatique des matelots se découpe dans la nuit. Ils s’affairent ardemment, méthodiquement, sous des vergues dangereusement ballantes.
Ce ballet spectral ne manque pas de superbe.
On hisse et on tire en rythme, défiant la colère des éléments sans craindre les puissantes rafales ou le bouillonnement d’une mer qui cherche à les emporter par le fond.
Puis un cri éclate, plus fort que le tonnerre.

« Terre en vue ! »

Sur le pont, tous s’arrêtent. D’abord tournées vers la proue, les têtes pivotent ensemble en direction de la poupe, où les surplombe la barre et leur capitaine.
La silhouette est hors norme, un buffle dans un corps d’homme. De petites jambes courtes et agiles maintiennent un buste gigantesque aux épaules taillées dans le roc. Le cou est absent, avalé par cette musculature et masqué par une barbe hirsute, plus noire que l’encre, qui se répand en un épais bosquet sur ce qui devait, autrefois, être un somptueux costume rouge et or. La noirceur du poil se fend d’un sourire jaune où manque une incisive. L’ombre d’un tricorne disproportionné au plumage décrépit, masque le reste de ce visage, caisse de résonance d’un hurlement rauque et guttural.

« En avant toute ! »

Une mains sèche et décharnée quitte la poignée du sabre accroché à la ceinture du forban et passe à la roue qui lui fait face. Le cap est donné d’un vigoureux mouvement de poignet et le fantastique voilier se laisse emporter vers les timides lumières qui percent au loin sur les terres.

Le Havre est tout près.
Le capitaine et ses homme l’ignorent, car peu leur importe, ils suivent la direction qu’elle leur a donnée. Posée sur le montant de la barre, une étrange boussole ne pointe pas le nord, mais tous savent qu’elle les conduit à un inestimable trésor.
Aussi c’est sans s’inquiéter de la maudite marée qui les talonne que le vaisseau s’engouffre dans le port. Il traverse les embarcations à quai, dépasse les berges poussé par un vent qui semble les pourchasser.
Le voilier a gagné la Seine et la remonte, gonflant anormalement ses eaux sur son passage. Les digues du Havre protège la ville, mais très vite l’embarcation rejoint Rouen et le fleuve anormalement haut se déverse dans ses rues et ses quartiers. L’inondation est brève et s’éloigne avec le vaisseau, mais au petit matin, la cathédrale trouvera des flaques sous les bancs de ses fidèles.
Puis vient Argenteuil, Nanterre et enfin Paris.
La boussole frémit lorsque l’embarcation fabuleuse survole le Pont de Iena et passe devant la Tour Eiffel. Celle qui, à cause de son dos vouté, est désormais appelée la Vieille Dame de Fer, regarde passer le navire et impuissante, voit l’eau monter à ses pieds. Le champs de Mars et la place du Trocadéro sont inondés et la Seine continue de gonfler.
Sous le Pont de l’Alma, la sculpture du Zouave disparait. Le navire avance toujours. Le fleuve déborde et se déverse dans les rues qui la jouxtent. Les péniches qui se décrochent dérivent sur les quais entre les caisses des bouquinistes emportées par la Seine. Des étales flottent, quelques pavés sont descellés par cette soudaine marée qui ne cesse de grignoter la capitale.

Enfin le vaisseau s’arrête. Triste écho du passé, il jette l’encre au bout de la Place du Souvenir, ancienne Place Dauphine ravagée par l’Heure Pourpre. L’arbre et le monument en hommage aux disparus sont en partie noyés, tandis que des hourras éclatent sur le pont du voilier.

L’aurore se lève et avec elle débute l’ultime chasse au trésor du Hollandais Volant.