– Tu vois Aldrick, j'ai beau réfléchir, je ne vois pas comment tu as pu avoir une idée aussi stupide.

Edward croisa les bras. Il aurait bien accordé une belle et large claque à l'arrière du crâne de son homologue, mais il savait que l'eau le ralentirait et qu'elle n'aurait ni l'impact, ni la superbe espérés. Alors il boudait. Barbotant moyennement dans l'eau, redressant de temps à autre sa position pour ne pas finir la tête en bas, battant des bras et des jambes comme le vaillant lycanthrope qu'il avait toujours été.

– Et ton accent baleine reste mauvais.

La baleine avait, évidemment, prit la fuite en les laissant derrière elle. Leur unique moyen de locomotion se résumait donc à une natation non synchronisée qui dérangea quelques uns des poissons qui passaient par là.

– Vous pourriez faire attention !
– Ces touristes…
– Certains ne respectent vraiment rien.
– Oh mon dieu ! Mérédith !
– Frédéric ! Morgan ! On ne mange pas les inconnus ! Tonna Edward qui pressentait une dépeuplement soudain des fonds marins. Ou alors discrètement.

Edward doutait que les jumeaux croquent qui que ce soit de vivant, mais une vague de kidnapping n'était pas à négliger. Gardant un œil sur ces deux là, ainsi que sur son neveu, il se remit en route d'une bonne brasse. Le trajet ne fut pas long.
Au bout de dix minutes un son atroce les obligea à s'arrêter. Le loup blanc plaqua ses mains sur ses oreilles pour ne pas perdre son audition. Malgré cette précaution il parvenait encore à entendre :

– Qui ose jeter ses fillets sur ma fiiihihihihihilleuh ~
Un pervers, un cochon, veut lui faire mordre à l'hameçooOOoOoOon
Mais je ne laisserai personne m'enlever ma fiiihihihihihilleuh ~
Cette histoire ne finira pas en queue de poisson !

Pose magistrale, lumières de star, applaudissements et paillettes. Edward aurait eu comme premier réflexe de retenir Morgan si son regard ne s'était pas arrêté sur la silhouette débarquée au milieu de leur route. Il se frotta les yeux, pas certain de comprendre ce qu'il avait sous les yeux. Une tiare de corail surplombait un corps à la ligne de rêve dont le déhanché en aurait fait baver plus d'une.
Le loup blanc en resta muet de surprise. Était-ce vraiment… ?

– Bien ! Lequel d'entre vous essayer d'hameçonner ma choupinette ?
– C'était… Euh… Pardon mais vous êtes ?
– Mélodie ! Je suis la grande et puissante Scie-reine.
– C'est ce que je craignais.

L'outil couronné à la longue chevelure d'or agita sa taille longiligne d'un air aussi séducteur que menaçant. Comme il n'était pas question de se mettre à dos tout un royaume, Edward usa de diplomatie :

– Là ! Un requin marteau !

Sa majesté tourna gracieusement la tête.

– On file.

Il fit signe à tous les présents de décamper. Chose peut-être plus facile à dire qu'à faire. Leur nage désordonnée finit tout de même par les conduire ailleurs où autre chose les attendait.

Le navire s'étend immense et plat au milieu de l'océan limpide. Les vagues caressent le bois de sa coque aplanie et se hissent, de temps à autres, jusqu'aux pieds de tables et de chaises autour desquelles s'agite un équipage éclectique. La faible houle fait teinter les tasses et les couverts. On jette l'encre par-dessus bord, les plumes d'oies et les bureaux avec. Ainsi lestée, l'embarcation arrête sa course. On s’affaire sur le pont. Au milieu de l'agitation, deux grandes oreilles et une voix plus envahissante encore que le vent iodé.

– Remontez la grande poêle et sortez les canards ! Nous arrivons tous juste pour l'heure du thé ! En place, en place, ce n'est pas le moment d'être en retard. Le temps file après tout. Vous saviez qu'il en était à sa quatrième écharpe ? La deuxième était très jolie. Pleine de pompons. Je lui ai pourtant dit qu'il avait tout son temps, mais il n'en fait qu'à sa tête. Tiens, vous êtes là vous aussi ! Mais qu'est-ce que vous faîtes à vous baigner comme ça ? Il ne faut pas rater le thé, mais ce n'est pas raisonnable d'en avoir à ce point l'eau à la bouche. Montez, montez. Vous prendrez bien une tasse ! Il faudra la rendre après, ou la passer à votre voisin, sinon il n'y en aura pas assez pour tout le monde. Loire pousse toi. Loire ? Ah c'est vrai que tu n'es plus un vilain petit canard, mais un beau Cygne maintenant. Il n'empêche qu'à dormir sur tes deux oreilles, tu ne m'entends plus t'appeler. Bien, fais dont de la place à nos invités, tu vois bien qu'il y a trop de chaises vides. Décale toi sur celle là tu veux bien. Mais c'est celle du Chapelier. Ah bon ? Je ne crois pas qu'il y ait marqué son nom pourtant. Tiens, tu vois, je te l'avais dit. Celle-ci s'appelle Causeuse. À vrai dire je m'en doutais un peu, elle est toujours à côté de Voltaire, ils doivent avoir beaucoup à se dire et tant qu'Indiscret n'est pas là, ils ne sont pas embêtés. Hé ! Où tu vas donc ? Je vais chercher le Chapelier, il doit avoir hâte de saluer ses invités. Bon d'accord, mais reviens dès que tu l'auras trouvé, tout le monde est là pour lui après tout. Et ne t'endors pas en chemin ! Ah il est déjà parti. J'espère qu'il ne tombera pas de sommeil, il pourrait se casser quelque chose. En attendant vous prendrez bien un peu de thé ! On en a de toutes sortes vous savez. Évidemment, nous avons du bon-thé, mais il est moins goûteux que mon-thé quoi qu'il faille être plus sportif pour le déguster. Je vous conseille aussi le sirop-thé, à boire par petite gorgée, sinon c'est gâcher. N'hésitez pas à ajouter du sucre, sauf dans le pur-thé qui se suffit à lui-même. Le no-thé a également reçu une critique très favorable, peut-être parce qu'il est à moitié anglais, vous le verrez si vous vous en versez. Il reste aussi le sans-thé, moins goûteux et plus sec, quoi que bon contre le mal de gorge. Allez-y, allez-y servez-vous ! Docteur Mars… Ah tu es déjà revenu. Et puis pas de Docteur Mars avec moi. Dolores ça ira très bien, ou ô génialissime docteur Kellerstein. Ne me demande pas pourquoi, je trouve que ça sonne bien. Euh oui, mais en fait, le Chapelier… Ah tu l'as trouvé alors ! Et bien venez boire un verre, mais remplissez le avant, on ne peut pas voire du verre. Sauf en le cassant en tout petits morceaux, mais ça reste désagréable comme texture. Non en fait, le Chapelier… Il y en a deux !

Docteur Mars se retourne, une tasse de thé dans une main, un couteau à beurre dans l'autre. Elle ne parle plus, mais observe, un peu étonnée de se retrouver nez à nez avec deux Chapelier. Elle sait que son ami est unique, alors cela pique sa curiosi… Elle reprend du thé. Comme c'est un docteur sage et pragmatique, elle sait comment percer ce mystère.

– Vous êtes tous les deux blonds, comme le Chapelier. Vous avez tous les deux un chapeau, comme le Chapelier. Vous avez aussi une cravate, comme le Chapelier. À vous regarder on penserait qu'il est impossible de vous différencier, mais c'est faux. En réalité c'est même très simple. Répondez. Lequel d'entre vous est Léonard M. de Chapelier ? C'est moi, évidemment. Et moi bien sûr. Ah ! Votre réponse ne me permet pas de vous départager. Plus dur cette fois ! Lequel de vous deux fête son non-non-anniversaire aujourd'hui ? C'est lui, cela va de soi. C'est lui, il n'y a pas de doute. Ça par exemple, ils sont très forts. Heureusement, je connais quelqu'un qui pourra nous aider.

Le navire accueille la souris Rose. Elle n'est pas rose, mais connait beaucoup d'histoires car il lui est arrivé un grand nombre d'aventures. Avec sa grande expérience elle pourra faire la lumière sur cette histoire.

– Je n'ai jamais vu ça. Je ne saurais pas dire qui est le vrai Chapelier.

Il faut appeler quelqu'un d'autre. L'avisée Docteur décide de convier le Cavalier Rouge. Un gentleman à la chevelure rousse répondant au nom de Billy. Il a beau toujours tomber de cheval, il a parcouru le monde et sera certainement capable de distinguer le bon Chapelier.

– Et bien j'ai beau regarder attentivement, il m'ont l'air tout à fait semblables. C'est un mystère pour moi aussi, j'en suis désolé !

Il ne reste plus qu'une seule solution. Pour dépister une différence, le Docteur Mars est certaine qu'il faut être habitué à la ressemblance. Comme elle connait beaucoup de monde au Pays des Merveilles, lève sa tasse et invite les sœurs Tweedle sur le navire. Frédérique et Morgane sont jumelles et se ressemblent comme deux gouttes d'eau. La situation les amuse beaucoup et c'est avec autant d'applications que de plaisanteries qu'elles tournent autour des Chapeliers.

– J'ai bien l'impression que c'est c'Léonard là qu'est unique !
– Tu te trompes ma sœur, c'est c'ui là qu'à une tête bien à lui.

Et comme les sœurs Tweedle non plus ne parviennent pas à se mettre d'accord, on se tourne vers les invités. L'un d'eux aura bien une bonne idée pour percer le secret du faux Chapelier !

« Souriez ! »

La photo est superbe.

Sur la longue table de bois, les tasses s'affichent sous leur meilleur profil. Les théières tentent de leur voler la vedette en rentrant un peu leur ventre rond, sauf celle au fond à droite qui éternue. C'est à cause du sucrier qui, dans sa précipitation à se montrer présentable, s'est à demi renversé. Rose et Alice sont juste derrière. La première n'a pas tardé à répliquer et menace de refermer le petit pot, la seconde a dû être surprise, car elle ferme les yeux d'une adorable manière. Cygne, le loir, est à sa gauche. Il a les deux mains sur une confiture si excitée par la photo qu'elle a voulu servir tous les invités. Pourtant son regard n'est pas pour la nappe ruinée, il fixe le sucrier, hésitant à l'arrêter.
Le Docteur Mars est juste à côté, une tasse dans une main, une tartine dans l'autre, les bras haut dans les airs, les visage mangé par un large sourire. Sa brioche est généreusement beurrées des deux côtés, à tel point qu'elle dégouline et asperge ses voisins. Cela ne dérange pas Lotte. Prévoyante, elle a ouvert son ombrelle et déguste avec élégance un excellent thé. C'est étrange, car elle n'a pas l'air agacée, pourtant Fennella est tout près et lui parle d'un air si absorbée que seul son troisième œil regarde l'objectif. Elle ne fait pas non plus attention au serpent à sornettes qui s'agite au milieu de la vaisselle. Il a l'air décidé à faire une bêtise car Aldrick s'est redressé pour tenter de le rattraper. Sa large main a terminé sur un pain beurrée et il a mis tant d'emportement dans son geste qu'il a bousculé Valentine, sa voisine de siège. Celle-ci a renversé sa tasse sur le pauvre Alexander. Elle devait être bien chaude vue la tête qu'il fait.
En face, le spectacle amuse beaucoup Ashton qui rit à gorge déployée. Billy, à sa gauche se sent plus concerné par son double qui s'est aussi décidé à se éloigner le reptile en brandissant son épée de preux cavalier. Même Andréa s'est levé pour essayer de l'arrêter ! Son oncle n'a pas le temps de les aider, il a déjà fort à faire avec quatre Lenoir survitaminés. On les croirait près à improviser un numéro. Morgan aide Frédérique à monter sur la table, quand Frédéric entame un duel au couteau à beurre avec Morgane.
Et les chapeliers dans tout ça ? Ils sont mis en valeur au centre de toute cette agitation. L'un dans son costume trois pièces impeccable, son chapeau vissé sur sa tête blonde et l'autre qui s'appuie sur son épaule de ses mains fines, la taille serrée dans une robe de dentelles violettes des plus seyantes. Ses longs cheveux noirs tombent en cascade autour de son minois où s'étire, jusqu'à ses petites oreilles, un sourire malicieux.

Une minute ! Ce n'est pas le chapelier, mais Cléo, le chat de Cheshire !

– Évidemment ! Qui vouliez-vous que ce soit ? Je ne me laisse immortaliser que sous mon meilleur profil ~

La taquine féline balaie l'air de sa queue tigrée sans quitter son grand sourire. Le Chapelier, rassuré d'être bien lui, peut enfin célébrer son non-non-anniversaire en toute tranquillité. Il est temps d'ouvrir les cadeaux et de manger du gâteau !

– Attendez !

On se retourne vers Edward, interloqués. Manquerait-il quelque chose pour ouvrir les festivités ?

– Oui, il faut refaire une photo.

Refaire une photo, quand la première est si réussie ? Quelle mouche a donc piqué ce loup ?

– Mais il manque quelqu'un.

Tous les regards se tournent vers l'objectif et la demoiselle qui se cache juste derrière. Ester tient encore l'appareil, mais plus pour très longtemps. Voilà qu'il est parfaitement placé pour ne rien rater de la scène. On emmène la jeune fille derrière de la table. Chapelier lui tend une tartine, Cheshire une tasse. Tout le monde est à sa place.

Mais qui va prendre la photo ?
Un dévoué narrateur pardi !

Prêts ?

À trois tout le monde dit « Fluffy » !