La faim. La faim le taraudait. Lancinante. Entêtante. Presque... envoûtante. Daniel errait dans la ville, sur les quais. Le clapotis de l'eau résonnait dans sa tête comme une mélodie, entêtante elle aussi. Il s'approcha de l'eau, fut tenter d'y plonger en entier, se sentir porter, se sentir aimer, se sentir couler avec les flots noirâtres. La faim le rattrapa. Ses souvenirs aussi.

Daniel est né au coeur de la manche, près des côtes anglaises. Ses nombreux frères et soeurs l'entouraient tout comme ses parents qui avaient veillés nuits et jours sur le sac d'oeufs qui leur servait de progéniture. Banal chez les poissons, tout comme son enfance d'ailleurs ; elle fut une longue suite de banalités : la famille, la chasse, les jeux, les chants, les marins, les marins morts, les filets de pêches, les histoires, l'éducation, l'armée. L'armée...

Daniel réprima un frisson. La nuit devenait de plus en plus glaciale. L'air qui sortait de sa bouche se cristallisait dans la nuit, produisant de jolies volutes blanches sous les rayons de Sélène. L'armée...

Le jeune poisson lui donna 50 ans de sa vie. Il y apprit tout ce qu'il savait et surtout, tout ce qu'il devait savoir. Les premières années furent simples, elles étaient consacrées à l'étude de leur peuple : l'histoire, l'anatomie, leurs dons aussi bien de métamorphose terrestre que ceux liés à la voix. Ces premières années furent aussi l'occasion d'en apprendre un peu plus sur qui ils servaient : Neptune même. Les tritons apprirent ainsi ses exploits par cœur mais également ses colères et son intransigeance en matière d'éducation guerrière. Une intransigeance incarner par leur sergent-chef en personne. Il n'y avait qu'une seule doctrine : être prêt à se battre. N'importe quand, n'importe où.

Nouveau frisson. Daniel se leva, commença à marcher. La faim le dévorait.

Au bout de quelques années, l'entraînement devint plus intense. Plus de physiques, plus de leçons, apprendre à manier les armes, apprendre à respecter les ordres, apprendre à ne plus penser. Neptune est grand, Neptune est grand, Neptune est grand.

Le temps passe.

Toujours de l'entraînement, les premiers combats entre camarades, les premières défaites, les premières cicatrices sur les écailles, les premières alliances entre frères. Neptune est grand, Neptune est grand, Neptune est grand.

Le temps passe.

De l'entrainement. Des combats. Du sang, des étreintes et des baisers. Neptune est grand. Neptune est grand. Neptune est grand.

Le temps passe.

Le combat. Neptune.

Daniel déglutit avec difficultés. Les images s'embrouillaient un peu dans sa tête. Des images floues de guerriers emportés par le courant, de guerriers dans la vase et de l'eau rouge... Si rouge... Et ses frères... Rouges... si rouges. Et son trident, son magnifique trident... rouge... si rouge. Et puis plus rien. Le noir complet.
Daniel vacilla quelque peu. Il secoua la tête pour effacer ces images de sa tête. Il défroissa machinalement sa tenue de marin. La faim le déchirait de l'intérieur.

Le jeune triton se réveilla sur une plage des côtes anglaises. Sa queue prisonnière de filets de pêches troués et d'hameçons rouillés le faisait souffrir. Il était perdu, déboussolé et, au prix d'un effort extrême, il se redressa sur deux jambes et déambula sur le rivage de pierres. Il lui sembla que quelqu'un le retrouva et prit soin de lui. Il s'appelait William et était pêcheur. Il l'accueillit les bras ouverts, le nourrit et pansa ses blessures. Le jeune humain l'emmena même à la ville pour lui trouver du travail. Ils s'arrêtèrent dans un bar tenu par un ami. William lui apporta une spécialité : un Aleksander et là... Ce fut le coup de foudre !
Daniel s'émerveilla de ce qu'il y trouva : le gout du gin, celui inconnu du cacao et toutes ces saveurs ! Toutes ces épices ! L'alcool et son goût indescriptible. L'homme-sirène se découvrit un don pour la mixologie et fut vite engager en tant que barman dans ce même bar. Il apprit plus tard que, pour lui offrir ce cadeau et les suivants, William avait dépensé presque tout ce qu'il possédait.
Les mois passèrent et les deux hommes vivaient des soirées inoubliables, remplies de rires, de joie et de gin. Beaucoup de gin. Beaucoup trop de gin.

Daniel aperçu au loin quelqu'un. Un homme, l'âge mur, il paraissait chercher quelque chose ou quelqu'un. Daniel sourit, s'assit tranquillement et se mit à chanter doucement... La faim était insupportable.

Come and sit by my side if you’re lonely,
Close your eyes drink some tea together,


Le gin coulait à flot dans les rues anglaises au milieu du XIX siècle. Du mauvais gin, celui qui saoule, celui qui détruit l'âme et efface l'homme. Daniel avait succombé. William aussi. Chaque soir, il y avait toujours plus de gin à leur table et plus ils buvaient, plus Daniel se noyait. Sa mémoire vacillait, son corps s'affaiblissait... Et puis, il y avait cette chose au fond de lui, cette chose pernicieuse. Il ne comprenait pas cette sensation qui le lancinait, le dévorait doucement... Rien ne l'apaisait, ni les soupes, ni le repos, ni la chair...

Breathing in breathing out, smile and calm,
You will feel that the life is so true

L'homme s'avança, attiré par le chant. Ce n'était pas trop compliqué... Un homme seul, sur les quais, sur CES quais, qui cherchait quelque chose et un marin, simplement vêtu par une nuit glaciale... Daniel n'avait même pas besoin de son pouvoir de sirène. Le triton eu un rictus mauvais lorsque l'homme s'assit près de lui. Daniel ne s'arrêta pas de chanter.

Come and sit by my side if you’re tired,
Close your eyes put your hands on my heart

William était de plus en plus mal, il ne travaillait plus, ne bougeait plus si ce n'est pour faire couler le précieux poison dans son corps. Un soir, le triton rentra en titubant. William l'accueillit d'un regard affectueux et dévoila sa surprise : il lui avait préparé un Alexander.
Daniel sourit, il s'assit et se mit à chanter doucement... La sensation était insupportable.

Breathing in breathing out, smile and calm,
You will feel that the life is so true

L'homme s'approcha lentement du triton. Ses mains entamèrent leur dernière danse sur le corps de Daniel. Ce dernier resta de glace, son sourire avait disparu mais le chant lui demeurait toujours. Il pensait à après. Il avait repéré un endroit... Un... Cabaret qui acceptait les monstres comme lui... Un barman... Peut-être recherchaient-ils un barman.

Come and sit by my side if you cry,
Close your eyes put your hands on my heart

William s'approcha lentement du triton. Ses mains se posèrent délicatement sur le visage de Daniel. Le pêcheur était hypnotisé... Il semblait... apaisé... heureux. Il se rapprocha encore, pencha la tête et posa délicatement ses lèvres sur celles de l'homme-océan.

Breathing in breathing out, smile and calm,
You will feel that the life is happy...

Les yeux de l'homme s'écarquillèrent. Ses mains après s'être pitoyablement débattues arrêtèrent de s'agiter. La vie qui l'habitait coulait en flots salvateurs dans la gorge de Daniel et se répandit dans tout son corps. C'était bon. Mais la faim était encore lancinante. Alors Daniel forçat un peu plus sur son baiser et l'homme fut agité de soubresauts, ses yeux perdirent de leur éclat, se révulsèrent. La vie regagnait le triton dans son entier, il était grisé. C'était bon ! Mais la faim était encore là. Il força encore plus et l'homme blanchit, sa peau devint de marbre et son souffle se tut et dans une ultime jouissance, Daniel hurla. C'était bon ! Si bon ! Si bon bon sang !

Il se leva et marcha en direction du cabaret.
Cela faisait longtemps que Daniel ne pleurait plus sur le corps de ses amants.