Étonnant comment une journée ordinaire pouvait parfois être finalement un point tournant dans une existence. Samuel passait beaucoup de temps au cabaret du Lost Paradise, alors même si celui-ci était rempli de non-humains, il n'y prêtait plus vraiment attention... Lui, ne l'était pas exactement, et détestait qu'on le juge en un seul regard, alors il n'allait pas commencer à le faire pour les autres... De toute façon, même s'il avait été plus aux aguets, cela n'aurait pas changé le fait qu'il n'avait pas vraiment encore de moyens efficaces pour défendre sa vie, dans ce monde-ci, même s'il avait déjà commencé à s'entraîner en quelque sorte, pour devenir plus fort. Il faudrait décidément améliorer ce point, dans un avenir proche, sans quoi ce pauvre Samuel ne pourrait probablement pas survivre bien longtemps. Le jeune homme secoua la tête, chassant ces pensées. Pas maintenant, pas aujourd'hui. Assis à une table du cabaret, il préférait lire le Dandy du jour en dégustant des cookies trempés dans le café. Cela devait paraître étrange, pour quelqu'un qui aurait pu en faire lui-même, mais aller à d'autres « restaurants » que celui où il travaillait, c'était tout simplement sa façon préférée de découvrir de nouveaux plats... Qui plus est, cela lui permettait de voir s'il aurait vraiment sa place en cuisine ici. L'offre lui restait en tête, bien évidemment, même s'il ne savait toujours pas quoi en faire. Jongler entre les deux emplois ne serait pas bien raisonnable, n'est-ce pas ? Si seulement il avait pu entrer dans cet endroit merveilleux, mais le chef était apparemment absent et les autres, peu à l'aise à l'idée de laisser entrer n'importe qui. Samuel n'avait pas insisté. Il reviendrait un autre jour, un autre jour où il pourrait rencontrer cette personne ayant une part importante à sa décision. Alors il continua tout simplement à réfléchir quelque peu, le regard perdu devant lui sans fixer un point précis, grignotant l'un de ses biscuits. Tout à coup, quelque chose changea dans l'atmosphère. Il ne savait pas quoi, mais c'était indéniable. Les muscles tendus. Un frisson lui parcourut le dos. C'était mauvais signe. Quelque chose au plus profond de ses tripes lui criait de partir loin d'ici. C'était la première fois que cela lui arrivait, du moins aussi violemment et sans la moindre explication plausible, alors il ne savait guère si tout cela était bien raisonnable... Il pouvait bien finir son encas. Cela ne prendrait qu'une minute. Relevant la tête pour boire son café avant de reprendre la route, c'est ainsi qu'il aperçut quelqu'un dans son champ de vision, quelqu'un qui approchait dans sa direction. Était-ce donc cette femme en blanc qui avait causé ce remue-ménage en lui ? Pourquoi... À peine la question lui effleura l'esprit qu'une idée effroyable lui traversa l'esprit. Elle était peut-être tout comme lui... Son visage lui était familier, après tout, même s'il n'arrivait pas à y accrocher de souvenirs particuliers concernant son identité, sur le coup. Seigneur. Lui, savait tenir ses instincts en laisse, mais il doutait fortement que l'un de ses semblables en soit capable. Cela lui donnait froid dans le dos. Il en échappa même sa tasse, sous la surprise, qui alla s'éparpiller en millions d'éclats sur le sol. Il avait même failli se brûler. Bravo pour la discrétion, franchement, Samuel...

Les paroles de la dame à elles seules hérissèrent le poil à ce pauvre Samuel, qui n'avait certainement pas envie de taper la discute avec cette femme... Il y avait quelque chose de malsain qui émanait d'elle. Quoi exactement, il était difficile de mettre le doigt dessus puisque ses souvenirs lui glissaient comme toujours entre les doigts... Seulement, ses instincts ne le trompaient jamais, eux. Il était donc impératif de mettre autant de mettre autant de distance que possible entre eux. Il aurait certainement pu tenter de fuir pendant qu'elle ramassait les éclats de tasse... Seulement, la curiosité était trop forte pour qu'il disparaisse aussitôt, et puis il doutait qu'elle abandonne aussi facilement l'affaire. C'était toujours ainsi, avec les femmes qu'il avait croisé jusqu'à présent, toutes de fort caractère. Cet accent qui écorchait son nom de famille, par contre, était unique. Quelques images lui revinrent en mémoire, tout à coup. À propos de cette époque passée, où il avait été condamné à l'exil... Le sorcier n'était pas seul. Une jeune femme ressemblant traits pour traits à la serveuse se trouvait à ses côtés. C'était elle, la véritable responsable... Samuel s'en souvenait parfaitement, à présent. Chaque muscle tendu, il se releva afin qu'elle ne la domine plus de la sorte. Cela le mettait trop mal à l'aise. Au moins, il reconnaissait qu'il savait à qui il avait affaire. Mais sa réaction de tout à l'heure l'avait bien prouvé, n'est-ce pas ? Avant même que son esprit ne se souvienne pas de son identité, ses os et son sang l'avaient su.

« J'emporterai ce secret dans la tombe. Mais vous... Vous êtes venue pour m'y envoyer à nouveau, peut-être... ? »

Si c'était le cas, elle n'agirait certainement pas devant tous ces humains. Edward ne le permettrait jamais, et Dieu sait qu'il était bien informé. C'était la seule chance au petit homme de s'en sortir... Après tout, il avait beau croire que le pays des miroirs ne pourrait plus jamais le tenir captif, maintenant qu'il savait passer d'un monde à l'autre, mais il préférait ne pas tenter le diable... Être enfermé à nouveau, dans ce monde sans couleur, il ne pourrait pas le supporter. Plus jamais. Encore moins s'il était privé de ses souvenirs à nouveau. C'était bien ce qu'il craignait le plus, en fin de compte. Faire mal à quelqu'un qui lui était cher sans même le reconnaitre. Comme cela avait été le cas avec Alicia, n'ayant pu croire en leur lien avant qu'il ne soit trop tard... Non. Il ne devait pas y repenser. C'était inutile, le passé ne pouvait être changé, et puis... La douleur était trop forte et il ne laisserait pas cette femme cruelle l'emporter en voyant tout le mal qu'ils lui avaient causés, elle et son compagnon de route.

« J'aurais cru que l'autre coupable pointerait également le bout de son nez... Et au fait. Mon nom est RODERICK. Samuel Roderick si vous devez tout savoir. » finit-il par dire malgré tout, agacé. Et puis, cela lui permettrait peut-être à mettre enfin un nom sur ce visage qui le poursuivait à travers les âges, après tout. Comme un éternel cauchemar lui collant à la peau... Peu importe. Il devait savoir la vérité, quelle qu'elle soit.