Un bruit soudainement venu taper contre son tympan avait mis fin à tout son calme et sa sérénité. Dans un lieu précédemment silencieux, ce petit détail avait eu quelque chose d’inquiétant pour la marionnette. Car il signifiait qu’elle n’était plus réellement seule. Quelqu’un approchait, s’il n’était pas déjà en train de l’observer avec probablement de mauvaises intentions en tête. Elle s’était alors levée, droite et semblant détendue à première vue, mais tous ses sens mis en éveil. Elle était parfaitement sur ses gardes, observant les alentours pour essayer de voir ou de déterminer d’où avait bien pu provenir le bruit. Si elle avait posé cette question avec naïveté et l’avait peut-être un peu regretté par la suite, elle ne s’inquiéta pas que sa voix ait pu attirer les ennuis vers elle. Car après tout, elle n’était pas une frêle demoiselle incapable de se défendre. Malgré son apparence fragile qui lui permettait de tromper facilement son ennemi, elle pouvait se montrer particulièrement redoutable.
Forte de cette certitude, elle se prépara à toutes les éventualités. Il pouvait très bien s’agir d’un simple badaud alcoolique qui se serait trompé de chemin pour rentrer chez lui, et elle ne risquerait alors rien du tout. Mais il pouvait tout aussi bien s’agir d’un voleur ou qui sait, d’un tueur en série. Le premier n’avait aucune raison de s’en prendre à elle, puisqu’elle n’avait absolument aucun objet de valeur en sa possession. Mais si c’était le deuxième… Il n’avait qu’à s’approcher d’elle. Son repas récent lui donnait une fougue qu’elle n’avait pas encore peu auparavant. Le papillon qu’elle avait englouti avait réparé les fils qui étaient les maîtres de ses mouvements, lui redonnant toute sa fluidité et sa force. Agir rapidement lui serait alors d’autant plus aisé, et son assaillant tomberait avant même de comprendre ce qui venait de lui arriver.

Mais l’individu qui avait troublé la sérénité des lieux finit par répondre à sa question en s’avançant, sortant de l’obscurité et laissant les faibles rayons de la lune éclairer sa personne. Si au début Adèle eut un mouvement de recul en voyant s’approcher un homme vêtu comme un riche bourgeois, possédant une canne et un chapeau haut de forme, quelques détails la ramenèrent à la raison. Ce visage pâle et serein… Ces yeux rouges et cette chevelure flamboyante… Elle avait déjà vu tous ces mêmes détails au sein du cabaret où elle dansait, sur une seule et même personne, parfois quand elle se trouvait derrière son bar, ou encore quand elle veillait discrètement sur les danseuses dont la jeune fille faisait partie. Se détendant complètement de façon imperceptible, elle laissa s’approcher d’elle le barman du Lost Paradise.

Lorsqu’il s’inclina poliment face à elle, la marionnette agit par automatisme, le saluant avec la même bienséance. Elle attrapa délicatement les côtés de sa robe et les souleva légèrement tout en croisant un pied derrière l’autre et en inclinant la tête en avant. C’était ainsi qu’elle avait appris à faire auprès de son père et créateur, un geste qui restait ancré dans ses membres et ses souvenirs. Elle se redressa seulement quand James prit la parole, portant une oreille attentive à ses propos se voulant courtois et prononcés avec une certaine douceur.
La jeune fille fit simplement osciller sa tête de droite à gauche pour signaler au vampire qu’il lui était inutile de s’excuser pour l’avoir troublée en s’approchant. Elle préférait nettement que ce soit lui qui l’ait fait plutôt qu’un autre. Elle se sentait proche du rouquin, par un certain côté, et c’était sans doute son air inexpressif qui lui donnait une telle impression. Et puis, elle s’estimait en sécurité quand elle était auprès de lui. Sûrement parce qu’elle savait au fond d’elle-même qu’il la protègerait si les événements venaient à mal tourner.
Plongeant son regard bleuté dans le sien, elle répondit à sa question d’un ton où aucune émotion ne venait percer.

« J’ai connu des jours où la chasse était meilleure… Il est devenu difficile de tomber sur des proies de choix en pleine rue de nuit, ces derniers temps. »

Adèle ressentit une certaine lassitude en exprimant ces quelques paroles. Il était vrai que les fois les plus récentes où elle était partie en quête de nourriture, elle avait été contrainte de prélever un fragment d’âme d’alcooliques ou de personnes peu recommandables. Les papillons qu’elle s’était forcés à avaler avaient tous pris des teintes sombres peu ragoûtantes. Et c’était sans parler de leurs ailes qui étaient dans un bien piteux état. Elle se souvenait du temps où elle engloutissait de petits lépidoptères vivaces et aux couleurs flamboyantes. Le goût était tellement plus agréable…
Revenant à la réalité, elle observa son interlocuteur. Il n’y avait aucun doute sur la raison de sa présence dans ce parc. Il était venu à coup sûr se nourrir. Avait-il eu plus de chance que la marionnette ou avait-il lui aussi dû se contenter d’un sang de bas étage ? Afin de continuer la conversation qu’ils avaient, Adèle se chargea de lui retourner la question.

« Et vous, James, votre chasse a-t-elle été plus fructueuse que la mienne ? »


Mais tandis qu’ils discutaient entre eux l’air de rien, une ombre guettait depuis l’abri des arbres. Voyant une telle scène, où une charmante demoiselle conversait avec un beau gentilhomme, il ne pouvait que se dire qu’il était tombé sur les proies parfaites. Il avait de nombreuses hypothèses sur la raison de leurs retrouvailles dans le parc en pleine nuit, la plus convaincante étant celle du rendez-vous amoureux secret. Mais l’étranger avait d’autres projets en tête pour ce petit couple. Faisant glisser sa main sur son couteau aiguisé sans se couper, il attendit le bon moment pour mettre fin à son horrible dessein, se léchant les babines en imaginant la scène de son futur massacre.