L'Histoire se vit à la première personne mais s'écrit à la troisième, ce qui en fait un art parfaitement inutile (dicton irlandais)

AVANT DE COMMENCER : Lisle étant le Phénix vivant depuis la nuit des temps, j'ai jugé intéressant de mettre des références historiques pour appuyer son immortalité. Ces événements sont mis à titre allusif et expliqués en note de bas de page pour une meilleure compréhension.

    Un peu de givre sur les vitres, c’est le luxe de la nature ajouté au luxe des hommes. L’Hiver a ses diamants, sa poudre et ses broderies d’argent qu’il étend gracieusement sur les arbres noirs et les plaines aux sombres perspectives embaumées par la brume. C’était une de ces belles est rares soirées d’Hiver où Paris se souvient qu’il y eût du soleil. L’astre pâli, mais cependant splendide encore, se couchait à l’Horizon, empourprant à la fois le ciel et les hauts murs de bandes de feu et jetant sur les tours et les vieilles maisons de la ville un dernier rayon d’or qui faisait étinceler les vitre comme le reflet d’un incendie. L’air sentait la froidure, glaçait les poitrines. Si les toits, les clochers de Notre-Dame, le haut des murs, les encorbellements des maisons restaient porteurs de leur charge immaculée qui les décorait de chapes et de manteaux aussi somptueux que des parements d’hermine, la rue, déjà piétinée, n’était que boue et souillures. Les pieds s’enfonçaient dans une couche fangeuse, faisant glisser les passants qui manquaient de tomber à chaque pas.

    Se balançant doucement dans le froid, une magnifique plaque de tôle grinçait sur sa tringle avec accompagnement de clochette, appelant l'attention des passants. Écrits en légende sous une peinture représentant une fleur immaculée piquée d'étoiles d'or, les mots Lost Paradise désignaient un élégant cabaret où les employées enchanteresses se succédaient sur les planches en danses sensuelles et chants envoûtants.

    A la lueur des chandelles de cire rosée, enfoncée, appuyée, étreinte par un fauteuil de velours écarlate dont le dossier et les bras capitonnés soutenaient délicatement le corps, Lisle observait ses interlocuteurs d'un œil étincelant de vigueur et d'intelligence. Laissant flotter entrouverte sa robe dont les courtes manches laissaient à nu son bras d'un modèle si pur et sa main véritablement royale, elle attrapa un verre légèrement teinté de bleu et le porta à ses lèvres de corail. Ses cheveux, relevés au sommet de tête, frisaient un peu sur sa nuque et faisaient un léger nuage de duvet flamboyant au dessus de son cou où pendait un collier de diamants si gros, si purs, si lumineux et si habilement assortis qu'il semblait recouvrir ses belles clavicules d'un fleuve de phosphore et de flammes. Le collier ondulait à chacun de ses mouvements comme les anneaux d'un serpent dont chaque écaille aurait été un éclair.

"J'eus l'honneur d'être chargée par Sa Majesté l'empereur d'Autriche de félicité Montecuccoli, qui, par la victoire de Saint-Gothard, avait vengé la journée d'Especk en Esclavonie.1 "

    Un immense éclat de rire accueillit ces paroles que Lisle avait prononcées avec une imperturbable sérénité.

"Une horrible déroute ! ajouta la jeune femme en souriant.

- Moins cruelle cependant que la déroute de Crécy,2 répondit en s'inclinant un homme doté d'un fort accent anglais

- C'est vrai, Monsieur, admit Lisle, la déroute de Crécy fut une chose terrible pour la France. Mais aussi, convenons-en, cette déroute ne fut pas une victoire tout à fait loyale pour l'Angleterre. Le Roi Edouard avait des canons, circonstance parfaitement ignorée par Philippe de Valois, ou plutôt circonstance à laquelle Philippe de Valois n'avait pas voulu croire quoique je l'en eusse prévenu, quoique je lui eusse dit que, de mes yeux, j'avais vu ces quatre pièces d'artillerie qu'Edouard avait achetées aux Vénitiens.

- Ah ! Ah, s'exclama une comtesse, ah ! Vous avez connu Philippe de Valois ?

- Madame, j'eus l'honneur de danser à son bras lors d'un somptueux bal qu'il avait organisé, répondit Lisle.

- Oh ! My God ! Mademoiselle ! dit l'anglais non sans une légère note moqueuse dans la voix, Vous ne sauriez croire combien je regrette qu'au lieu d'assister à la bataille de Crécy vous n'ayez assisté à celle d'Actium.3

- Et pourquoi cela, Monsieur ?

- Ah, parce que vous eussiez pu me donner quelques détails nautiques qui, malgré la belle narration de Plutarque, me sont restés forts obscurs.

- Lesquels, Monsieur ? Je serai heureuse si je pouvais vous être d'une quelconque utilité.

- Vous y étiez donc ?

- Non Monsieur, j'étais alors en Egypte. J'avais été chargée par la Reine Cléopâtre de recomposé la bibliothèque d'Alexandrie ; chose que j'étais plus qu'aucun autre à même de faire, ayant personnellement connu les meilleurs auteurs de l'Antiquité.

- Et vous avez vu la Reine Cléopâtre, Mademoiselle de Lamballe ? s'écria la Comtesse.

- Comme je vous vois, Madame.

- Était-elle aussi jolie qu'on le dit ?

- Madame la Comtesse, vous savez, la beauté est relative. Charmante reine en Egypte, Cléopâtre n'eut put être à Paris qu'une adorable grisette."

    Un silence sombre et pesant, comme ceux qui précèdent les catastrophe de la nature enveloppa la pièce dans son manteau de plomb.

"Ah ! Je le vois bien, dit Lisle en riant, vous être incrédules : incrédulité fatal que j'ai eut à combattre toute ma vie. Philippe de Valois n'a pas voulu me croire quand je lui ai parlé de canons d'Edouard ; Cléopâtre n'a pas voulu me croire quand je lui ai dit qu'Antoine serait vaincu. Les Troyens n'ont pas voulu me croire quand je leur ai dit à propos d'un cheval de Bois : Ecoutez Cassandre, Cassandre est inspirée 4 !

- God, Franchement, l'êtes-vous vraiment oui ou non ?

- Immortelle ?

- Immortelle.

- Je n'en sais rien ~ Mais ce que je sais, c'est que je puis affirmer une chose.

-Laquelle ? demanda la Comtesse, la plus avide de tous les auditeurs de Lisle.

- C'est que j'ai vu toutes les choses et hanté tous les personnages que je vous citais tout à l'heure."

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1 - Second fils de François Nicolas de Lorraine, neveu de Charles IV, Léopold Nicolas Sixte, duc de Lorraine, ne put jamais prendre possession de son duché. Le traité de Montmartre qui, en 1662, avait ratifié la vente du duché de Lorraine à Louis XIV lui fit rompre son mariage avec la duchesse de Nemours. Il conserva de toute cette affaire une haine implacable à l'égard du roi de France. L'empereur Léopold Ier lui confia un régiment de cuirassiers en janvier 1664 et il s'illustra à la bataille de Saint-Gothard, dirigée par le maréchal Montecuccoli contre les Turcs. (Encyclopédie Universalis)
2 - Bataille qui se déroula près de Crécy-en-Ponthieu le 26 août 1346 et qui fut la première grande défaite subie par l'armée du roi de France pendant la guerre de Cent Ans. (Encyclopédie Universalis)
3 - La bataille d'Actium est une bataille navale opposant Marc-Antoine à Octave. Elle met un terme à un siècle d'affrontements intérieurs qui ont déchiré la République romaine, et permet au vainqueur, Octave futur Auguste, de fonder un nouveau régime, l'Empire. (Encyclopédie Universalis et explications personnelles)
4 - Fille de Priam et d'Hécube. Apollon, épris d'elle, lui promit le don de prophétie si elle accédait à ses désirs. Cassandre accepta la proposition, mais, une fois instruite, déroba ses faveurs. Le dieu, en lui crachant dans la bouche, lui retira le pouvoir de jamais persuader.(Encyclopédie Universalis)