Aargh, une fenêtre !

Plus tard dans la journée, occupé à récurer le sol du cabinet médical, je me réjouis d’avoir une place même si je commence déjà à avoir mal au genou. Et comme ce n’est pas l’activité qui demande le plus de concentration je regarde autours de moi, et je vois un placard avec des bandages dedans, ce qui me rappelle mon front abîmé. Je fatigue un peu et je fais une petite pause. Je reviens de loin, j’ai eu de la chance de ne pas mourir de faim. Je vais pouvoir payer mon loyer et peut-être même vivre au cabaret, il y a des dortoirs, même si mon somnambulisme risque de me poser des problèmes.
Oui, je reviens de loin. Ma vie n’avais pourtant pas si mal commencée. Je suis né dans une campagne, sans doute pas si loin de Paris, dans une famille d’artisans, je crois, il y a peut-être une vingtaine d’années, même si mes souvenirs sont assez flou et que mon apparence est encore celle d’un enfant. Je ne me souviens très mal de cette époque et je crois que mes parents ne se transformaient pas, eux, peut-être étais-je un enfant trouvé ? Je ne parle pas l’anglais, et je me suis longtemps posé des questions sur l’origine de mon nom de famille, qui semble venir d’outre-manche. Peut-être ai-je un ancêtre anglais ? Un jour, je me suis endormi près d’une fenêtre ouverte. Je devais avoir autour de cinq ans. J’ai rêvé que je me transformais en corbeau et que je volais. Ce rêve a duré plus longtemps que la plupart des rêves. Et quand je me suis réveillé, j’étais sous ma forme humaine mais nu, en haut d’un arbre, dans une forêt que je ne connaissais pas. Bien sûr j’ai commencé par tomber du haut de l’arbre. J’étais très haut, j’aurais dû me tuer en tombant. J’avais très peur, et j’ai essayé de me transformer en corbeau pendant ma chute. Et ça a marché. Mon corps a rapetissé, mes bras sont devenus des ailes, la couleur noir de mes cheveux s’est étendue à toutes mes plumes. J’ai réussi à me raccrocher à une branche. Mais j’étais encore assez haut et je ne savais pas encore si je savais voler. Je suis descendu petit à petit, par petits bonds. J’étais apeuré et surpris, j’ignorais que des êtres tels que moi existaient. J’ai appris depuis que dans la mythologie, on parlait de chimères qui auraient eu ces pouvoirs. Je me demande si je suis le seul ou peut-être le dernier de mon espèce.
Je recommence à frotter le sol avec un peu plus d’énergie, ça doit faire dix minute que je le caresse mollement. Je me souviens qu’après ma descente j’ai erré longtemps dans la forêt. Il faisait froid (j’étais nu), et la nuit tombait. Je craignais les loups. Je me suis retransformé en corbeau et j’ai essayé de voler. Apparemment je savais faire tant que je ne réfléchissais pas trop à ce que je faisais. J’ai passé cette première nuit sur une branche, et j’ai peu dormi. Le lendemain, j’avais très faim, et je ne trouvais rien qui avait l’air comestible pour un humain, je n’y connaissais rien. Sous ma forme de corbeau, cependant, je savais quoi faire. J’ai passé plusieurs jour à vivre comme un corbeau en mangeant des vers et autres baies. Je volais au dessus de la forêt sans en apercevoir la lisière. Puis un jour je finis par l’atteindre. Mais j’eus beau chercher, je ne retrouvais pas la ferme de mes parents, dont je ne connaissais pas l’adresse. Je crois que j’y ai passé des années, vivant comme la bête sauvage que je suis pour moitié. J’ai parfois essayé d’autres formes, mais sans grand succès, je ne peux les maintenir que quelques minutes avant de redevenir humain ou corbeau.
Un beau jour, je suis arrivé à Paris. J’en avais assez de vivre comme un oiseau. Alors je me suis débrouillé. J’ai volé quelques vêtements et me suis fait prendre par une vieille dame, une fleuriste, qui m’a recueilli et m’a éduqué, je parlais alors à peine, j’avais oublié. Elle ne savais pas lire mais m’a donné des lettres pour que j’apprenne. J’ai été un être humain pendant deux ans, je ne me transformais presque plus jamais, je fermais toujours bien la fenêtre qui avait des rideaux épais. Elle n’a jamais rien su de ma nature, je crois. Quand elle est morte, j’ai  travaillé. J’ai enchaîné plusieurs place, j’ai vécu dans bien des endroits, et malgré tout je me suis bien amusé, même si parfois je n’avais pas grand chose à me mettre sous la dent. Alors, je redevenais oiseau quelques temps. Ces derniers temps, j'ai failli être réduit à cette extrémité (je crois avoir déjà mentionné que je préfère la confiture aux vers de terre), mais quelqu'un m'a conseillé de me présenter au Lost Paradise, ils avaient une place d'homme de ménage de libre. Et je l'ai eue.
Hum, ça va faire une heure que je récure cette petite pièce, elle doit être propre. Je me relève et je vais laver ailleurs, bien décidé à ne plus me laisser distraire par ces souvenirs intempestifs, résultats habituels de mes transformations :bom:  somnambules : pas question de me faire virer le premier jour.