La vie n'est pas rose mais blanche

C'est étrange, quand on y pense, car les parents de Luna ne lui ressemblent pas du tout. Et pourtant, ils ont longtemps, très longtemps, prétendus qu'ils étaient bien ses géniteurs. Alors qu'en réalité, ce qu'ils ont caché à cette pauvre petite, c'est qu'ils l'ont trouvé, un soir de pleine Lune, petit bébé pleurant dans ses linges, près d'un lac qui jouxtait à l'époque leur tranquille maisonnette. Il n'y avait aucun indice quant à l'origine de cet enfant, si l'on excepte une pancarte avec une fine écriture : « Luna ».
Encore jeune, ce couple part s'installer dans la capitale. Le mari, policier, y trouve un emploi très rapidement tandis que la femme reste dans leur petit appartement pour s'occuper du nouveau-né.

Trois ans s'écoulent, d'une banalité presque exaspérante. Luna grandit correctement, aime ses parents de tout son petit cœur d'enfant. Seulement bien vite, les choses se gâtent : la mère commence à se rendre compte des étranges sautes d'humeurs de l'enfant. Deux semaines par mois, elle tombe dans une phase de déprime qui l'empêche de faire toute activité créative, dont elle est pourtant si férue d'ordinaire.
Paniqués, ils consultent médecins sur médecins, qui n'ont jamais de réponses à leur fournir. Se développe alors un autre étrange syndrome : Luna semble ne plus supporter le moindre rayon de soleil, le fuyant le plus possible. La foule l'inquiète mais ce n'est qu'une enfant, après tout, alors ils se disent que cela devrait lui passer dans les années à venir.

Ces symptômes se renforcent avec l'âge, si bien qu'aux alentours de sa sixième année, Luna ne peut plus sortir du tout de chez elle. La simple idée de se retrouver dehors la tétanise et la fait paniquer, au grand malheur de ses parents, plutôt sociables. Dans ce que ses parents appellent ses « crises », elle leur explique, en larmes, que si elle se montre au Soleil, elle tombera en poussière. Ah, les divagations et exagérations enfantines ! Alors, ils la grondent, la somment d'arrêter d'imaginer ses âneries, pendant qu'elle pleure et pleure, sans pouvoir s'arrêter. Personne ne comprend, les adultes encore moins.
Dans la tête de la petite, ces « bêtises » sont tout ce qu'il y a de plus réel. Même si en réalité, Luna pourrait parfaitement sortir de chez elle sans mourir, même si le Soleil n'est pas ce qu'il y a de plus agréable pour un enfant de la Lune.

Peu compréhensifs mais à l'écoute de leur enfant, et notamment de son côté artistique, ses parents lui offrent pour son septième anniversaire une harpe, instrument que l'enfant réclame depuis un certain temps.
Alors dans sa chambre, confinée dans le noir, petite Luna s'entraîne, inlassablement. Si ses débuts sont plutôt peu fructueux, très vite, elle développe une sorte de don, qui enchante grandement ses parents. Très jeune, elle devient autodidacte, compose des mélodies mélancoliques.

Ce n'est que vers ses dix ans que Luna ne prononcera plus un mot. Plongée dans ses carnets où toutes ses balades sont recopiées avec des moyens mémo-techniques étranges, elle se renferme dans un mutisme qui agace ses parents. Rapidement, les disputes arrivent, s'enchaînent alors les coups mais rien n'y fait : l'enfant ne parle pas. Elle se nourrit de plus en plus mal, a toujours ses étranges phases de déprime où elle passe ses journées dans son lit à se lamenter sur son sort ou à composer des mélodies plus tristes les unes que les autres.

Ses parents sont excédés. Toute leur attention est tournée vers cette étrange gamine, qui n'est pas la leur car il semblerait que Madame ait du mal à en avoir, cette gamine étrangère et devenue muette, irrespectueuse à leurs yeux. Ils ne voient plus qu'une seule solution à ce fardeau qu'est devenu Luna. L'amour s'est changé en haine et ce soir, ils n'auront plus de fille.

Une petite promenade nocturne, comme lorsqu'elle était plus jeune et que son état n'était pas si grave, leur sert de prétexte. Car pour eux, elle ne peut que être malade, complètement folle dans le pire des cas. Pourquoi garder une enfant démente, après tout ? S'occuper d'elle est devenu un vrai cauchemar, une corvée atroce et irréalisable. Elle qui était si adorable, quatre ou cinq ans auparavant...
C'est dans un silence pesant qu'ils se rendent dans les rues de Paris, vérifiant nerveusement que personne ne se trouve autour d'eux. Luna les regarde, avec cet air au fond des yeux qui laisse supposer qu'elle a parfaitement compris ce qu'il se trame. Elle tient sa petite mais lourde harpe à bout de bras. Son père porte sa valise, qui comporte des vêtements et quelques autres effets personnels.

Ils se concertent du regard et s'arrêtent, au beau milieu de la rue. Ici, le bagage est posé et la mère s'accroupit vers la petite, qui ne bronche pas.

« Je ne te dirai pas que nous reviendrons bientôt car ce serait faux. On ne ment pas aux grandes filles comme toi. Tu as décidé de nous mener la vie dure, de faire l'idiote, alors tu en paies le prix. Maudis nous si tu le souhaites, démon. »

Luna cligne des yeux, regarde ceux qu'elles considèrent comme ses parents s'éloigner d'elle sans un regard, sans l'once d'un regret. Elle aurait aimé prononcer quelques mots aujourd'hui, mais il semblerait que les larmes l'en empêchent. Elle reste quelques temps debout dans cette rue sombre, petite silhouette larmoyante et tremblante.
Pour se donner de la force et du courage, elle lève le nez vers la lune et un immense sourire éclaire son visage humide. Elle est pleine et rien que cette vision suffit à l'enfant pour se mettre à entonner une joyeuse mélodie, traînant durement ses bagages derrière elle.

Elle est seule dans la nuit et cela lui semble être la plus agréable sensation au monde. Elle baigne dans les rayons lunaires, se sent forte, proche de la Lune comme jamais. Auparavant, elle ne parvenait qu'à grand mal à échapper à la vigilance des adultes pour s'échapper. Mais maintenant, n'est-elle pas libre comme l'air ?

De longues heures s'écoulent, jusqu'à ce que l'enfant se retrouve devant un énorme bâtiment lumineux, où elle entend une belle chanson. Elle pousse la porte d'entrée, médusée et curieuse, et ne ressortira pas du cabaret.

Bienvenue, Luniste.