Fano atea i te tau anuanu

L'histoire de Vaitea commence avant même sa naissance, dans les Îles du Vent de l'archipel de la Société, plus particulièrement sur l'île de Moorea, non loin de Tahiti. Depuis près d'un siècle déjà, ce petit archipel isolé dans les vastes mers du Pacifique connaissait la présence des occidentaux, sous la houlette de la London Missionary Society, qui s'était fait le devoir de convertir au protestantisme la totalité des païens peuplant ces petits territoires, que seuls reliaient les trajets en pirogue. Armés d'une bible traduite en tahitien, les missionnaires avaient rapidement et efficacement transmis leur parole, sans se soucier des obstacles, avant que les Français n'entrent dans le jeu, avec l'intention de s'emparer des territoires polynésiens. Et la guerre fit rage entre le grande empire colonial et la reine Pōmare, et toujours les Français asseyaient un peu plus leur autorité sur les petites îles tropicales.

Alors que la France grandissait en influence sur les territoires tahitiens, les missionnaires de Londres perdaient peu à peu la leur, comme les écoles de langue anglaise cédaient la place à celles en français, et que la London Missionary Society se voyait remplacée par la Société des missions évangéliques de Paris en 1863. Les Anglais restèrent néanmoins présents quelques années encore sur l'île, les missionnaires, hommes comme femmes, ayant su se rendre utiles autrement, en tant que professeurs, médecins, infirmiers, auprès des villageois parfois isolés et plongés dans la tourmente de guerres qui les dépassaient.

La London Missionary Society avait notamment la particularité d'accueillir en son sein de jeunes femmes anglaises et célibataires, venues proposer leur service d'enseignantes ou d'infirmières dans les îles, et supposées trouver époux parmi les colons. C'est ce que ne fit pas Elizabeth Appleton, jeune pharmacienne débarquée du nord de l'Angleterre à peine quelques années plus tôt, à la noire chevelure et aux joues pâles constellées de tâches de rousseur sous son large chapeau de palmes tressées. La demoiselle aventureuse tomba plutôt sous le charme du beau Heiata Arapari, « Jonathan », qu'elle fixait de son regard de ciel tout en l'écoutant conter des récits d'esprits et d'étoiles, de dieux multiples, de lunes peuplées de créatures fantasques, s'offusquant bien moins qu'elle ne l'aurait dû. Leur liaison ne dura que deux ans avant qu'elle ne tombe enceinte. L'opprobre des siens ne tarda pas à peser sur ses frêles épaules, alors que son ventre s'arrondissait. On la fiança bien vite à un médecin âgé, qui devait bientôt regagner les côtes anglaises. Par honte et par effroi peut-être, elle se laissa marier sans trop protester. L'enfant naquit, chevelure de nuit et teint de cuivre, bien trop sombre pour passer pour un anglais. Et lorsqu'elle embarqua avec son nouvel époux pour regagner les rivages britanniques, ce fut sans l'enfançon laissé aux soins de ses parents polynésiens. Elle s'était tout de même assurée qu'on le fît bien baptiser, avait glissé au pasteur le nom d'Eliezer, et une petite croix en argent vieilli dans le poing minuscule du bébé.

Eliezer grandit dans l'ignorance de ces origines, dans un village isolé du sud de Moorea, au rythme de la pêche, des récoltes, de la production de coprah, sans savoir que le prénom qu'il utilisait au quotidien, Vaitea, eau claire, lui venait des pâles yeux d'Elizabeth. Il pensait que l'épouse de son père, Mihi, était sa mère, et celle-ci ne le démentait pas. Le sang importait moins que l'attachement, et l'on ne pouvait être « à moitié fils » ou « à moitié mère ». Son grand-père, dont tout le clan vantait la sagesse, lui contait les vieilles légendes de son peuple. Il lui apprenait à ressentir les esprits et à reconnaître les lieux interdits, demeures des dieux ou des fantômes. Mais Vaitea devait aussi aller à la messe, et apprendre le français et les enseignements de la Bible, auprès du pasteur. Le village à flanc de falaise, fermé de récifs, restait néanmoins peu fréquenté par les Européens, et peu conscient des changements capitaux qui se jouaient non loin, tandis que la Reine Pōmare mourait, et que son fils abdiquait, faisant don de son royaume à la France.

Ainsi Moorea devint-elle une colonie française, sans que Vaitea en sût rien. Tout juste reçut-il un jour, comme tout le village, un petit papier où figurait le nom d'Eliezer Arapari, l'informant qu'il était désormais citoyen français de la troisième république. Une citoyenneté de façade, qui ne lui donnerait pas le droit de vote même lorsqu'il atteindrait la majorité. Mais toujours mieux que les îles voisines, où le Code de l'Indigénat imposait aux locaux des travaux forcés, et l'interdiction de se déplacer la nuit. Mais cela, Vaitea, âgé de onze ans, n'en savait pas grand-chose. Piètre pêcheur, il savait en revanche mieux que personne diriger sa pirogue sous les étoiles ou au cœur de la tempête. Il lui arrivait de relier Tahiti Nui, pour y emmener les récoltes et produits de son village, avec d'autres jeunes hommes. C'est ainsi que vers ses seize ans, le pasteur de son village l'envoya chercher, de l'autre côté de l'île, un docteur en anthropologie, qui souhaitait résider quelques temps au village.

Le Dr. Dupré était un homme imposant, à l'épaisse moustache noire, au regard étroit et perçant, au parler sec. Il observait chaque événement du village avec une inflexible concentration, détaillait les corps presque nus de ses iris ou de sa plume, comme il aurait scruté un animal étrange dont il voulait comprendre le fonctionnement. Il avait appris par les anciens du village les origines métisses de Vaitea, et s'était intéressé à lui. Il voyait dans sa couleur de peau, dans son visage aux traits polynésiens, jusque dans son parler, l'exemple que la race blanche ne devait point se mélanger aux espèces inférieures, sous peine de voir la pureté de son sang diluée parmi les caractères primitifs. Mais lorsqu'il ne parlait pas de ce ton scientifique et glacial qui serrait le cœur de Vaitea, il lui arrivait de prendre une voix plus douce. Il demandait alors au jeune homme et à bien d'autres membres du village, des vieillards en particulier, de parler longuement en tahitien, de lui raconter leurs coutumes, leur mode de vie, leurs légendes, avec l'intérêt profond du zoologue pour son sujet.

Émile Dupré revint plusieurs fois dans le petit village de Moorea. Entre chacune de ses visites, les habitants poursuivaient leur vie entre messes et anciennes croyances comme si de rien n'était, si ce n'était qu'ils payaient désormais des taxes à l'état français. Le grand-père de Vaitea mourut, emportant ses dernières légendes avec lui. Sur le lit de mort du vieillard dans son linceul, Heiata lui parla enfin de sa mère, lavant les soupçons qu'avaient fait naître les paroles de Dupré. Mais Vaitea ne s'en émut pas. Il était maohi, rien ne le rattachait aux blancs qui faisaient la loi sur l'île, si ce n'était la crainte et la méfiance que ces derniers inspiraient. Dupré revint pour l'enterrement et se tint dans un angle, prenant des notes sur un petit carnet relié de cuir, tout en fixant la scène de ses yeux étroits.

Lorsque le Dr. Dupré dut quitter Moorea, il décréta que « Eliezer » viendrait avec lui à Paris, afin qu'il puisse continuer ses recherches et ses interrogatoires. Il comptait aussi présenter un individu vivant à ses collègues de Paris. Heiata et Mihi ne purent s'opposer à la volonté de l'anthropologue. Vaitea non plus. Et c'est ainsi qu'après de longs mois de mers à travers le Pacifique, l'Océan indien et la Méditerranée par le canal de Suez, Vaitea débarqua à Marseille, en compagnie de Dupré. Si les vents salés des nouveaux océans lui avaient apporté une sensation d'aventures et de découvertes, il apprécia bien moins le long trajet en voiture attelée jusqu'à la capitale, alors que le ciel se couvrait de gris opaques. Le froid gagnait ses os, qui n'avaient connu que la douceur tropicale, et un autre gel gagnait son cœur, une crainte palpable mais confuse, sur laquelle il ne parvenait pas à mettre de mots. Mais voilà trois jours désormais qu'il a atteint Paris. Il a froid, il ignore à quoi s'attendre. Les étoiles et même la lune ne ressemblent pas à celles qu'il observait longuement, lors de ses sorties en pirogue. Il vient tout juste d'avoir vingt-et-un ans, et une peur instinctive ne le quitte pas. La peur... et quelque chose qui se change doucement en colère.