Une veuve éplorée... Ha ! Quelle bonne blague !

Aux bords du lac Loch Ness, entre les brumes descendantes des montagnes et les vagues perpétuelles de cette étendue d'eau, les kelpies blancs survolent les tourbières, pièges par le reflet de toutes les créatures vivantes. C'est là que naissent les banshees, entre les relents des cadavres noyés et la fraiche odeur des lagons, non loin des forêts florissantes de fées et de l'atmosphère chaude des châteaux remplis de nobles, de soldats et de troubadours. Rita, qui n'avait pas encore de nom, errait sur les rives mouvementées du lac. C'était un tout jeune esprit, ne comprenant ni le monde, ni sa propre raison d'être, et elle marchait dans la lande, coiffée de sa cape de nuit, premier présent que le monde lui avait offert pour célébrer sa venue.
Elle se dirigeait, d'une allure droite mais lourde, vers la première lumière qu'elle avait aperçue à sa création. Quand elle arriva à un fort, perché sur la falaise, là d'où sortait la plus belle lueur et la plus forte musique de tout le lac, la nouvelle-né frappa à l'immense porte. À peine avait-on eu le temps de lui ouvrir que les valets s'empressèrent de l'entrainer dans la grande salle, sans remarquer la froide aura qui se dégageait de l'invitée impromptue. C'était la fête, alors la foule accueillit la nouvelle venue en criant de joie.

La banshee apprit à danser sans véritable entrain, mangea sans avoir faim et écouta des chansons de geste sans en comprendre le sens. Toujours habillée de son lourd manteau bleu nuit, personne ne fit vraiment attention à elle, sauf le sorcier, qui, appuyé sur son bâton de pin noueux, sentait sa fraîche odeur de brume et de mort. Il chuchota quelques mots à son seigneur, qui envoya un soldat faire quérir la créature.


L'être à peine né ne répondit pas, car elle ne connaissait pas la parole. En réalité, elle ne saisissait même pas le sens des phrases que le seigneur avait prononcées et cela ne semblait pas l'importuner plus que ça. Elle fixait le chef avec insistance, alors que l'assemblée intriguée se taisait peu à peu et que la musique s'atténuait. Le mage s'avança vers elle, sous des yeux étonnés et, pour certains, apeurés. L'homme tendit son frêle bâton, puis prononça quelques mots dans la langue des esprits, celle qui ne nécessite pas de paroles, celle qui est s'écrit d'elle même dans l'éther. La banshee, qui ne portait pas encore ce nom, reporta alors son attention sur lui et posa sa main sur le bout de la canne portée vers elle. Ils échangèrent des regards, meilleure manière de converser que les mots, dont le pouvoir est beaucoup trop important pour ce type de langage. Cette discussion silencieuse se fit brève, jusqu'à ce que le sorcier ne s'adresse de nouveau à son maître.

Persuadé par ces conseils avisés, le noble accepta de l'héberger. La famille et les conseillers virent son arrivée comme un beau cadeau en ce jour de célébrités, alors que le peuple fut plus réticent à cette nouvelle. Beaucoup perdirent foi en le roi et prirent peur, les obligeant à s'exiler vers d'autres terres aux souverains sûrement plus raisonnés. Des années passèrent, l'être sans nom se promenait sans fin dans le château. Lorsque le mage lui parlait avec les yeux, tout ce qu'elle répondait concernait la lumière, celle qui l'avait attirée dans ce fort. Cependant, même le vieil homme n'avait remarqué cette étrangeté, et cela faisait trop longtemps que l'esprit avait perdu sa trace. Alors, elle restait là, suivant les enseignements du sage et les règles de la vie, oubliant peu à peu cette vision mirifique qui l'avait guidée le long des lochs.

Il arriva une année, où l'homme surprit son élève à observer les soldats battre les fers rouillés et les épouses verser des larmes désespérées. Une bataille se préparait. Le sorcier, bien que n'étant pas belliqueux, espérait que cela déclencherait la vraie nature de la créature immature. Mais dès le matin où les hommes partirent, Rita tint un silence complet. Elle ne prononça ni mots, ni souffles, lors des longs jours à attendre leur retour. 
C'était durant un jour de brume que l'atmosphère morose, pesant sur le château, finit par s'écrouler. Subitement ce matin-là, arriva une chose que le vieux mage n'avait pas prédit : des cavaliers, tous flamboyants de métal sur leurs belles montures opales, assaillirent le fort, passant par la colline opposée à la rive. Les femmes et les enfants furent cachées, les gardes bloquèrent la porte et le mage, ainsi que sa disciple, montèrent dans la tour pour y ouvrir d'anciens grimoires, espérant trouver un remède à l'invasion foudroyante. Alors que le vieillard feuilletait dans ses livres, la banshee se tortilla de douleur. Sa cape, qui depuis des années n'avait quitté ses épaules, tenta soudainement de l'étrangler. La banshee s'empressa donc de la retirer de son cou, la peur lui tiraillant pour la première fois le ventre. Elle était désormais visible aux yeux du monde révélant une jeune fille aux traits creusés, la peau et les cheveux blancs comme la mort. 

Ses yeux livides ne contenait que deux sphères grises, qui s'agitaient dans tous les sens. Mais sa gorge brûlait toujours, se serrait encore plus et laissait échapper des gémissements plaintifs, qui traversaient avec peine ses lèvres pelées. Elle tendait la main vers son enseignant, qui ne réalisait rien, plongés dans ses sortilèges. Les hurlements résonnaient dans les murs de pierre, ceux de la souffrance et de la peur. Ces sons transperçaient la tête de la créature, poignardaient son essence toute entière. La porte céda. Des hommes armés de lances affluèrent dans la petite pièce, piétinèrent les pages en peau de moutons et renversèrent les meubles de bois sombres. Un soldat, plus grand que tous, arriva et proposa richesse et gloire au magicien, en échange de son service et de la vie sauve de son élève, déchirées par géhennes. L'homme refusa, en loyal magicien, et la créature vit les armes traverser son corps malingre. 



Ce fut son premier cri. Déchirant et douloureux, il traversa toute la forteresse, tuant au passage toute trace de vie. Toutes celles qui restaient en tout cas. Une fois sa plainte éteinte, la créature se retrouva seule à pleurer, versant toutes les larmes de son corps instable, entourée par des cadavres aux cheveux blanchis. Puis, elle repartit du château, pour longtemps déserté, car personne ne désire une demeure déshonorée par la défaite et par la mort. Pendant plusieurs années, les villageois aux alentours crurent et répandirent la rumeur que Rita était la seule responsable de ce massacre, et pendant longtemps la banshee admit de même. Cependant, une vérité tout autre apparut à la jeune créature, dans les quelques semaines qui suivirent l'incident. Dame Miriam, qui ayant accompagné son mari vers le sud, avait succombé au chagrin d'avoir perdu tout ce qu'elle avait autrefois connu, et c'était uniquement pour elle que Rita avait été amené le long des rives des lochs. C'était elle la lumière qui avait guidé la banshee vers ce futur tombeau, car c'est proche de la mort que l'âme resplendit le plus. Les yeux brouillés, l'esprit prononça ses premiers mots humains sur le linceul de la femme, qu'elle ne connut que jeune fiancée.
Les siècles se succédèrent, au cœur des guerres et des massacres, accompagnés par les cris de souffrance, de pleurs et des banshees. Rita en fut partie. Elle retrouvait ses semblables à chaque veille de bataille, afin que chacune puisse hurler pour une âme prête à tomber. Sans besoin de nom, l'esprit observait souvent les rébellions. Allant de lumière en lumière, passant des jours aux années et surtout dégoutée par les tueries, notre spectre monta à bord d'un bateau, quittant sa terre natale vers des rives inconnues : la France. 



C'est durant la chasse au sorcières qu'elle fit son arrivée, à une époque où les magiciennes, trop intelligentes pour se laisser capturer, laissaient des innocentes et des innocents aller au bûcher à leur place. La banshee fit leur rencontre, guidée par la chair mourante d'une de leurs aînées. Les cartomanciennes intéressées, suivant leur vie de gitanes, l'emmenèrent dans leur pèlerinage. Il devait les conduire en Orient, terre encore sûre pour les détentrices des arts anciens. Au cours de ce voyage, elle apprit la maitrise de son apparence et de ses rugissements suraigus, en échange de sa connaissance du passé et de sa participation au gagne-pain des bohémiens. Les spectacles, bien que se passant souvent dans l'insécurité, était entraînants et envoûtants. Rita y éprouva l'ivresse et la débauche, la luxure et paresse, si appréciables et désastreuses. C'est également lors de cette période de libre dépravation, que la banshee obtint enfin son prénom. Un identité qui, on l'espérait, lui donnerait plus de vivacité.

Mais même parmi les sorcières, Rita ne pouvait guère échapper à l'affliction. Alors, elle quitta ses compagnons sur les bords de la Loire, où elle se dissimula parmi les habitants des petits villages qui longeaient le fleuve. Fuyant lorsque les soupçons se faisaient trop lourds, elle travailla en tant que fermière, apprentie-forgeronne, couturière, éleveuse et ainsi de suite. Même lorsque les persécutions se dissipèrent, elle poursuivit son émigration jusqu'à la capitale. Elle y demeura ainsi presque trois siècles, pratiquant, dans les bas-fonds, sa petite lyre confectionnée dans le bois d'un saule pleureur. Qu'importe les combats qui couraient les rues ou les longues nuits passées à pleurer pour les décédés, Rita restait hors du temps, comme elle avait toujours fait. 



Du moins fut-ce vrai jusqu'à l'époque où naquirent les cabarets. Dans ces salles de danse où le cancan devenait petit à petit french, Rita retrouvait les ambiances festives qui l'avaient accueillie en ce monde. Elle y découvrit son goût pour les réjouissances, mais toujours en appréciant leur côté solitaire. Profiter des fêtes avec un groupe ne l'attirait pas spécialement. Elle assistait donc plus souvent aux concerts et aux spectacles de prestidigitation, qui la faisaient particulièrement rire, au vue de leurs artifices grotesques. Mais à force de vivre dans les guinguettes, Rita se retrouva vite à sec. Ce n'est pas que la faim ou la soif la tiraillait, mais  sa petite chambrette sous les toits nécessitait un paiement toujours plus cher. Elle se contraint donc à chercher un emploi et, entre le racolage et la cambuse, le choix fut vite fait. Elle fit alors le tour de Paris, évitant les bâtiments trop importants et les bouis-bouis aux patrons trop pervers.



Il arriva une nuit où, en pleine recherche, Rita dut faire face à l'éclat d'un jeune nouveau-né, particulièrement puissant, car pas encore épuisé. Elle s'effondra en pleine rue, ses mèches blanchissant malgré elle. Ses gémissements et ses convulsions effrayaient les rares passants, même les catins, pourtant habituées à bien des choses étranges. Les yeux mis-clos, elle vit cependant deux chaussures bien taillées se poser devant ses yeux.

Rita se redressa, afin de voir la tête de son interlocuteur. Avec un sourire narquois, mais tremblant, elle lui répliqua :


Comme seule réponse, l'homme prit la main de Rita et l'emmena à travers diverses ruelles. Trébuchant à cause l'allure vivace de l'individu, cet inconnu et la jeune fille atterrirent bientôt devant une grande porte d'où émane une lumière chaleureuse, mais bien moins attirante que celle des cœurs. Sans attendre de consentement particulier, l'étranger porta Rita à l'intérieur, passant devant un ouvreur taiseux et des employés surpris, puis montant un grand escalier avec frénésie.
Ce n'est qu'après que ses cheveux eurent repris une couleur ambre et que ses yeux eurent remplacés leurs larmes par de l'émeraude, que l'homme l'invita à se joindre à son univers, puisqu'il s'agissait de son créateur. Et ce n'est qu'après que les lumières n'eurent arrêté de briller, que Rita accepta d'entrer dans ce monde où toutes les fantaisies des hommes se côtoient : le Lost Paradise.