«Hanging by a thread...»

Dominik.... Ce nom qu'il détestait entendre. Ce nom qui lui rappelait tant de choses... Son passé. L'écho de ses parents qui l'appelaient, qui le grondaient, qui le pleuraient, surgissait sans cesse dans son esprit sans crier gare. Après lui, ses parents s'étaient trouvés dans l'impossibilité d'avoir d'autres enfants à cause de certaines complications lors de l'accouchement. Il était certain que sa mère lui en avait toujours un peu tenu rigueur. Elle faisait souvent allusion à sa petite soeur qu'il ne connaîtrait jamais, à la petite fille qu'elle croyait porter jusqu'alors. Elle avait toujours voulu une fille, mais visiblement, Dominik n'en était pas une. Et elle n'en aurait jamais plus l'occasion. Son père et sa mère étaient hauts placés dans la société, mais Dominik détestait laisser paraître qu'il venait d'une riche famille. La façon dont ses parents se comportaient envers les plus démunis l'avait toujours répugnée. L'argent ne faisait pas d'eux de meilleures personnes. Malgré lui, Dominik avait hérité de certains de leurs traits de caractères et devenait parfois hautain sans le vouloir.

Dominik sursauta. L'orage venait d'éclater. Les arbres se balancaient au gré du vent qui faisait rage et la pluie s'abattait violemment sur le toit au dessus de sa chambre. Depuis cette nuit-là, Dominik détestait les orages. Il revit tout en flashback : lui courant sous la pluie jusqu'à la forêt, l'attente, puis le vide sous ses pieds. Puis il la revit. Son doux visage, ses cheveux en broussaille, ses yeux épuisés, rongés par la vie. Elle avait été la seule source de bonheur dans toute son existence. Sylwia...

À l'époque, Dominik adorait se ballader dans les rues plus vides de Londres. Là, il ne risquait pas d'entendre parler de réception, de bal ou d'une quelconque autre activité de noble. Au bout de son chemin, il se rendait dans une petite habitation convertie en auberge miteux avec un bar au rez-de-chaussée où jamais personne ne se rendait. Seulement, là, il pouvait se réfugier dans un monde où tout était beau, où il se sentait bien : la musique. Quand ses mains touchaient les notes poussiéreuses du vieux piano qui pourrissait au fond de la salle, Dominik se sentait enfin vivre.

Il la rencontra un de ces jours nuageux typiques de Londres où il s'était rendu encore une fois à la vieille auberge. Il venait de terminer une pièce de Mozart. Dans un soupir, il s'était levé, dans le but de retourner chez lui. En se retournant, il l'avait vu. Elle était assise au bar, la tête accotée dans sa paume, ses yeux perçants fixés sur lui. Elle était vêtue d'une longue et vieille robe blanche, jaunie par le temps, à la jupe vert olive et froissée. Ses yeux bleus clairs ne le quittaient pas. Dominik était alors devenu mal à l'aise. Il ignorait si elle le regardait d'un air admirateur ou si elle était en colère. Il s'était assis au bar, faisant mine de rien, et avait commandé une bière comme à l'habitude. Mais elle ne le quittait pas des yeux. Après son verre, il s'était levé et dirigé vers la sortie, faisant son possible pour ne pas la regarder. Mais lorsqu'il la croisa, elle attrapa son poignet au passage. Leurs yeux s'étaient croisés.

«Rejoues-la.», avait-elle simplement murmuré.

Elle s'appellait Sylwia. Malgré ses habits vieillis et froissés, elle dégageait une grâce hors du commun. Ses cheveux blonds en bataille étaient toujours relevés en une toque. Et son regard perçant d'un bleu clair ne quitta plus Dominik à partir de cet instant. Les jours suivants, Dominik la trouva toujours assise au bar de la vieille habitation. Et il jouait pour elle chaque fois. C'était le coup de foudre. Sylwia lui rendait le sourire chaque fois qu'il la voyait. Il était enfin heureux. Mais ce n'était pas le cas de Sylwia. Depuis longtemps, elle n'attendait que le jour où son dernier souffle s'échapperait de ses minces lèvres et libérerait son âme. Dans la forêt. C'était le lieu qu'elle préférait de tous et elle initia Dominik à cet endroit magique. Là-bas, ils pouvaient discuter librement de leurs tourments.

«Cet air que tu respires te tue, je le vois bien», lui avait-elle susuré après quelques temps.

C'est à ces mots que Dominik avait ensuite réalisé qu'il se bernait lui-même depuis des années. Sa vie ne lui convenait pas. Il n'était pas heureux, quoi qu'il en dise. Il avait longtemps cru que tout le monde se sentait comme lui, que c'était ce que l'on appelait le «bonheur». Ses parents ne le croyaient pas non plus quand il disait se sentir mal. Sylwia avait raison. Il ne voulait plus se mentir. Sylwia était prête à mettre fin à ses jours pour cesser de respirer l'air impure de cette vie. Elle avait déjà tout planifier. Une nuit, elle se rendrait dans la forêt, une corde avec elle. Et elle passerait à l'acte. Elle attendait seulement le bon moment.

Dominik refusait de la perdre. Il se sentait bien à ses côtés. Dès qu'il la quittait, une atroce douleur s'emparait de son coeur à nouveau. Que ferait-il le jour où Sylwia aurait trépassée? Il n'osait y penser, mais il savait que le temps s'écoulait rapidement. Les ballades au milieu des rues de Londres ne le satisfaisaient plus, ni même le piano ne le rendait heureux comme avant. Il ne savait plus très bien quoi faire. Puis, un matin d'automne où il avait rejoint Sylwia près d'un petit cours d'eau qui sinuait à travers la forêt, son regard s'éclaira. Il ne la quitterait plus, ne serait plus jamais seul. Il irait où elle irait. Ils mourraient ensemble et vivraient leur amour pour l'éternité dans l'au-delà.

La pluie tombait comme des cordes. C'était le cas de le dire. La corde qu'il tenait d'une seule main traînait sur les dalles mouillées et les flaques d'eau. Dominik arriva à l'entrée de la forêt. Il inspira profondément et s'engagea dans la noirceur. Un éclair marqua le ciel et éclaira d'une vive lumière blanche la sombre forêt pour quelques secondes. La lumière qui les guiderait jusque dans la mort. Il attendit patiemment, le coeur palpitant, la venue de Sylwia à l'endroit indiqué. Il ne pensait plus qu'au moment où ils seraient suspendus au-dessus du vide, côte à côte, main dans la main. Il attendit... et attendit encore. Il sortit sa montre de sa poche. Sylwia avait plus d'une heure de retard. Dominik s'inquiéta d'abord. Plus il attendait, plus la douleur s'intensifiait. Elle ne viendrait pas. Les larmes ruisselèrent sur son doux visage, se mêlant à la pluie sans se faire remarquer. Il regarda tout autour. Personne. Il n'en pouvait plus. Pourquoi ne venait-elle pas ? Pourquoi le trahissait-elle ainsi? Il ne vivait plus que pour ce moment depuis des semaines. Il ne voulait plus de la vie. Il s'écroula parmi les feuilles mouillées, une souffrance cuisante lui transpercant les organes. Il hurla. Pour appeler Sylwia, pour que la douleur s'estompe, pour que quelqu'un lui vienne en aide, il n'en était trop certain. Mais ce cri, sauvage, presque animal, avait jailli du plus profonds de ses poumons comme une dernière ressource. Il gémit, comme pour faire taire la douleur qui se terrait dans ses organes. Puis des sanglots, de plus en plus insistants, s'échappèrent de sa bouche tremblante, et de ses yeux, un torrent de larmes se déversait dans les feuilles mortes. Les feuilles se froissèrent tandis qu'il se relevait péniblement en titubant, le regard dans le vide, le souffle court. Un lourd silence s'installa alors. Il ne dura que quelques secondes, pourtant, une éternité sembla s'écouler. Puis, des pieds chaussés de vieux souliers noirs frappant l'air, des mains tremblantes aux veines bleutées déjà apparentes accrochées à la corde et puis, il y eut suffocation. Au matin, on ne retrouva qu'un corps frêle, tout de noir vêtu, abandonné par la vie. Il se balancait au bout d'une corde, poussé par la brise matinale.

Dominik était resté longtemps à regarder son corps, pendu au bout d'une corde, grinçant sous le poids du cadavre. Un homme, prenant sa marche quotidienne dans une sentier, avait remarqué le corps et alerté les autorités. Personne ne l'avait vu se tenir au pied de l'arbre, témoin de toutes les procédures pour disposer du mort. Il avait longuement erré dans la forêt, attendant toujours la venu de Sylwia. Mais il ne l'avait plus revue. Même à l'auberge elle n'était jamais revenue. La nuit, il jouait encore sur le vieux piano poussiéreux pour elle, sachant qu'elle ne l'entendrait pas. Il avait élu domicile dans le pub depuis quelques temps, se remémorant sa rencontre avec Sylwia, quand un homme interrogea le propriétaire à savoir où était cette mystérieuse femme blonde au regard perçant aperçue dans les environs auparavant.

«Il y a longtemps qu'elle n'est plus à Londres. Elle est passée une dernière fois, il y a plusieurs mois, puis plus personne ne l'a revue. Elle n'a laissé qu'une lettre pour un certain Dominik, que personne n'est venu réclamer. Je crois qu'elle s'en est allée vers la France.»

Une lettre ? Dominik avait fouillé de longues nuit dans tous les recoins de l'auberge. Mais rien. Le propriétaire l'avait sans doute jetée après tout ce temps. Cela faisait déjà un an... Qu'avait-elle écrit dans cette lettre ? Peut-être lui demandait-elle de venir la rejoindre en France? Il devait la retrouver. Au cours de la dernière année, Dominik avait appris bien malgré lui ses nouveaux atouts de revenant. Toutefois, il ignorait s'il pouvait se déplacer d'un pays à l'autre comme bon lui semblait.

Il s'était donc rendu au port et s'était infiltré parmi les voyageurs d'un bateau. Arrivé en France, il avait erré longuement, ne sachant trop où chercher sa seconde moitié. Au bout de trois années de recherche, il s'était retrouvé à Paris.

Épuisé, ne sachant même pas si Sylwia était toujours en vie, Dominik s'arrêta devant un bâtiment lumineux en pleine nuit. Il leva les yeux sur l'écriteau. «Lost Paradise». *C'est sans doute l'endroit qu'il me faut* Il poussa la porte et pénétra dans le cabaret.