Once upon a time…
The darkest part of me
Il avait eu une apparence effrayante, celle d'un énorme chien noir au poil hirsute et aux yeux d'un rouge sang qui brillait dans les reflets sombres de la nuit. Il avait été une bête féroce qui dévorait les voyageurs perdus dans la lande et qui annonçait la mort comme la bise annonce la tempête. Il avait été terreur et noirceur. Il avait été destruction et douleur. Il avait été une créature, rien de plus qu'un monstre à détruire. Un nuisible. Sa mort avait été dans l'ordre des choses : les proies se défendaient de leur prédateur mystique, c'était une action bénie. Ils avaient voulu exorciser le démon qui les tourmentaient. Il avait été ce diable. Il avait mérité les limbes éternelles, le néant, l'Enfer. Les choses de son espèce étaient noyées, c'était la coutume, une tâche qui incombait à la première personne qui parvenait à les approcher.
Ce que nul n'avait vu, c'était que la bête s'était laissée approcher, sans entraves et sans menace, sans armes, sans violence, d'Evelyn Iordan. Ce que nul n'avait su, c'était que la main de la jeune nonne s'était avancée jusqu'à la fourrure noire de la bête dans un geste plus curieux qu'agressif. Les iris de braise avaient alors rencontré la couleur de l'océan de ceux qui leur faisaient face et pour la première fois, un éclat les avait animés. Cela marqua, sans aucun doute, la fin de la Bête, et le début d'Ashton Lyn.
***
C'est un monstre.
Une créature du Diable.
Une bête sauvage.
Il faut le tuer, sœur. C'est la volonté de Dieu. C'est la bonne chose à faire.
Regarde ses yeux, il y a la mort dans leurs reflets. Nous ne pouvons nous en approcher. Il faut nous en débarrasser, sœur. Il faut le noyer, par delà les montagnes.
Toi seule peux le faire, sœur. Pourtant, Evelyn ne comprenait pas. Ce qui était censé être nuisible et laid lui semblait vivant et magnétique. Le pelage ébène qui se mêlait à la nuit ondulait avec chaque mouvement comme une ombre à part entière, une entité abyssale et ésotérique qui se mouvait royalement. Ses yeux qui luisaient dans le noir, pareils à des braises dans la nuit, scrutaient l'horizon et -parfois- elle. Alors, ils gagnaient systématiquement ce reflet étrange, cette luminosité onirique qui semblait si étrangement humaine qu'elle en perdait systématiquement son souffle. Elle ne voyait pas cette créature comme un monstre, mais comme un prédateur, à la manière d'un félin souple et impérial. Elle la trouvait belle.
Cela faisait quelques heures qu'ils marchaient, côte à côte, sans aucune résistance de la part de celui qu'elle ne pouvait s'empêcher de considérer comme une victime ; sa victime. Le paysage était verdoyant et froid, humide, pareil à son habitude. Tout était paisible, d'une normalité qui lui serrait le cœur.
« Êtes-vous réellement si démoniaque ? », demanda-t-elle au hasard d'un chemin, plus pour elle que pour le canidé.
Rien. Aucune réponse autre que le regard brillant d'intelligence qui la fixait toujours et cette expression terriblement humaine qui animait ses traits. Elle se pinça la lèvre : le doute grandissait, heure après heure, comme une ombre noire et dangereuse qu'elle nourrissait de ses entrailles. Comment pouvait-elle, elle à qui on avait appris que tuer était l’œuvre du Mal, noyer cette bête ? Elle eut accepté que quelqu'un d'autre le fasse. Ce chien était censé être la création du Malin, sa mort était dans l'ordre des choses, c'était ce qu'ils disaient tous. S'approcher de lui avait été une mauvaise idée, une grossière erreur. C'était trop tard désormais : elle savait qu'elle s'en voudrait jusqu'à la fin des temps. Néanmoins elle le devait... non ? Elle devait s'y résigner, et pourtant, pourtant... La créature elle-même semblait s'abandonner entre ses mains, suivant docilement, sereinement le pas que la longe lui imposait, concentrant ses yeux de sang sur elle alors qu'elle avançait vers l'Impardonnable. Evelyn se mordit la langue, fort, espérant se rappeler que ce chien était l'enfant du Diable.
Ils marquèrent un arrêt quelques instants plus tard, au bord d'une rivière. Elle se pencha sur l'eau afin d'en prendre quelques gorgées apaisantes. Sa gorge était terriblement sèche. Le chien s'assit derrière elle, en aval. Elle n'était même pas méfiante. Une part d'elle -une trop grande part d'elle- avait confiance en cet ange noir qui semblait veiller sur elle. Elle se redressa doucement et se reposa, à genoux, observant le paysage grandiose et inquiétant qui les encerclait. S'il avait voulu la tuer, il aurait pu. Il aurait dû. Il ne l'avait pas fait. Son cœur se serra de nouveau. Un éclat de rire amer secoua ses épaules. Elle regarda vers le haut, vers ce ciel qu'elle s'était jurée de vénérer et qui la guidait depuis toujours, implorant l'aide de celui qu'elle priait tous les jours. Ses paroles étaient pourtant dirigées vers le monstre, l'énorme bête qui l'observait dans l'ombre.
« Vous êtes une bien étrange créature. Je ne sais pas quoi faire. Que pensez-vous, dites ? Vous tuer, comme il le faut, comme on le pense, comme on le dit, ou vous laisser vivre comme mes instincts me le hurlent. Aidez-moi à choisir, voulez-vous ? »
Elle sursauta lorsque de longs doigts pâles vinrent s'enrouler autour de son poignet. Elle se retourna lentement, incapable de respirer, de penser, vit la longueur des jambes d'ivoire, les muscles saillants et l'animalité sous la peau, le sourire suave et surtout, surtout, ce même regard cramoisi qui la brûlait de l'intérieur.
En cet instant, la réponse lui parut évidente.
L'engrenage s'était mis en marche.
***
« Monsieur ? Vous êtes là ? », se hasarda-t-elle.
La grande silhouette de l'homme se tourna vers elle. Les longs cheveux de jais se balancèrent dans le vent, fouettèrent les joues blafardes, et le regard de braise se focalisa sur elle. Un sourire incurva les lèvres pâles.
« Evelyn. »La voix grave et cristalline résonna à ses oreilles. Il ne parlait que depuis quelques semaines tout au plus, et elle avait encore du mal à s'y habituer. Pour le moment, seuls de brèves expressions s'échappaient de ses lèvres, mais elle suspectait qu'il ne s'agissait là que d'un manque de pratique. Lorsqu'il se prenait au jeu, il s'exprimait fort bien. Cela faisait trois mois. Trois mois depuis la prétendue mort de la Bête, et la naissance de l'Homme. Elle l'avait caché dans une maisonnette abandonnée, à quelques kilomètres de Glenbrittle, perdue entre montagne et eau. Un endroit où nul ne le trouverait. Elle avait espoir. Espoir de quoi ? Elle-même ne le savait pas. Cela n'avait que peu d'importance. Depuis qu'elle avait intégré sa chapelle, elle avait trouvé des moyens divers de s'échapper. Au départ, cela servait à aller s'aérer pour prier en paix. Désormais... Désormais il y avait lui. Elle lui apportait des vêtements, du poisson, et des chaînes. Il avait demandé ces dernières trois semaines auparavant, sans explication. Elle n'avait pas posé de questions : quelque chose lui soufflait qu'elle ne voulait pas savoir. Au lieu de cela, ils passaient du temps ensemble, assis côte à côte. Il écoutait souvent, parlait parfois. Elle était fascinée, toujours, encore, à chaque regard. Elle se perdait dans l'interdit, dans ce goût de l'impensable et du « Non ». Ils n'avaient rien fait encore, rien tenté, rien songé, mais elle se sentait partir loin de cette foi qui la maintenait en vie depuis si longtemps. Cela lui faisait terriblement peur.
Il s'approcha d'elle et lui tendit lâchement la main. Un sourire léger aux lèvres, elle y déposa la sienne. L'étreinte se resserra sur elle, délicatement, avec une affection non feinte. Ses cils ébènes formaient une ombre fantomatique sur ses joues blêmes alors qu'il baissait les yeux sur la ligature de leurs corps. Il sembla contempler avec fascination leurs doigts entremêlés, les imprimant à jamais dans ses souvenirs. Elle lui adressa une mine attendrie : il était si
différent. Sa perception n'était influencée ni par la parole ni par le monde des hommes, il portait toujours l'innocence et la pureté d'un enfant dans son regard de braise. Pourtant, il n'était
pas humain, il n'était pas béni de son Dieu. Elle ne comprenait pas, ne comprendrait sans doute jamais. En ces moments passés avec lui, elle se sentait entière et vivante, mais lorsque venait le soir et la chapelle, son cœur se déchirait sous la pression de son démon.
« Lyn... 'Lyn, comment allez-vous ? », vint la voix de velours.
Elle cligna des paupières, revint à sa belle réalité. Elle sourit.
« Je vais bien, Ashton. »
Ashton. Sa ville natale, la sienne, à elle, était parsemée de frênes, d'où le nom que son frère eut voulu donner à son enfant s'il avait pu naître un jour : Ashton, « qui vient de la ville des frênes ». Ce prénom amenait dans sa poitrine une douce chaleur. Mais cela, elle ne pouvait le lui avouer. À quoi bon ? Sa relation avec cet homme -non, cette créature- était suffisamment dérangeante. Dire à un enfant du démon qu'il portait l'identité du mort-né de son défunt frère eut été... délicat. Elle ne devait pas lui donner trop d'informations : il était le chien du Malin, et elle l'oubliait déjà trop.
« Je vais bien... »
***
« Il... Il s'est suicidé ? »Elle hocha péniblement de la tête. De longs bras vinrent s'enrouler autour de son corps frêle, doucement, comme si elle était une fine statue de verre fêlée. Pour la première fois depuis des années, elle était étreinte.
« 'Lyn, je suis désolé. »Elle sourit doucement :
« Pourquoi, Ash ? Vous n'avez rien fait... »
« Je sais. Mais c'est terrible... Vous avez rejoint la chapelle après ? »
Elle hocha de nouveau de la tête. Cela lui paraissait lointain, flou et immatériel. Son ami, pourtant, semblait le prendre à cœur, tellement que cela réchauffait son cœur glacé. Cela faisait cinq mois et demi qu'ils s'étaient rencontrés, et une sorte de routine s'était installée. À la chapelle, tous pensaient que la distance qu'elle avait créée était due au sentiment de culpabilité d'avoir tué un être ; en vérité, elle venait précisément de cet individu qui prenait désormais une si grande part de sa vie qu'il la monopolisait presque. Il venait de saisir ses doigts entre les siens, une habitude désormais tenace.
« Ash, dites-moi, je- »
Un bref éclat illumina la maisonnette. À peine une seconde plus tard, un grondement sourd s'échappa du ciel noirci de nuages. Le corps tout entier de l'homme se raidit. Il se tint là, tendu comme un arc, si crispé qu'il en paraissait réellement rigide. Il lâcha sa main, se redressa mécaniquement, s'éloigna précipitamment. Evelyn sentit une profonde inquiétude gravir ses entrailles.
« Ash... Ash ? Ashton ? »
Seule la respiration erratique résonnait dans le silence nouveau. Elle se leva, s'approcha doucement alors qu'un frisson parcourait son dos. Elle avait un mauvais pressentiment. Dans le coin sombre où s'était reculé le garçon, seuls les iris de sang brillaient à la manière d'un phare dans la nuit. Elle s'avança.
« Non, non, 'Lyn, partez. », supplia-t-il presque.
En cet instant, elle comprit. Face à elle se tenait la Bête. Mais elle n'avait pas peur. Plus que jamais, elle était déterminée. Quelques enjambées plus tard, elle était suffisamment proche de lui pour le toucher. Ses doigts frôlèrent la joue désormais moite de sueur, la caressèrent délicatement. Elle s'approcha encore. Il y avait quelque chose de terriblement magnétique dans cette créature, dans ce côté sombre et pourtant si vrai de celui qu'elle avait appris à accepter. Leurs regards se rencontrèrent, plongèrent l'un en l'autre, fusion de feu et de glace. Elle sentait le souffle irrégulier et douloureux du monstre contre son visage sans aucune appréhension. Elle avait confiance. Elle s'approcha de nouveau. Leurs lèvres s'effleurèrent, hésitantes. Elle appuya plus, s'abandonnant pleinement à ses pulsions. D'abord réticent, il céda. De longs bras s'enroulèrent autour de la taille de la jeune femme pour l'amener contre le corps froid et pâle de la créature. Elle passa ses mains dans sa nuque. Lorsqu'ils reprirent leurs souffles, il y eut un instant de flottement.
« 'Lyn.... ? »
Elle avait reculé, choquée de sa propre action. Qu'avait-elle donc fait ? Comment avait-elle pu ? Sa gorge se serra. Comment allait-elle faire ? Elle ne pouvait pas, ne
devait pas, c'était impensable. Pourtant... Pourtant...
« 'Lyn, attendez... »
Le tonnerre déchira de nouveau le ciel. Ash sursauta, de nouveau tendu. Elle s'avança par réflexe. S'ouvrir à cet homme lui était devenu naturel, peut-être trop. Dans tous les cas, il était trop tard. Quelque chose en elle se brisa. Elle rencontra de nouveau le regard de braise, incertain, inquiet, mais aussi...
« 'Lyn je vous ai- »
Elle l'embrassa de nouveau.
***
« Mon père, j'ai péché. »
« N'ayez crainte, ma sœur, le péché est dans le cœur de tous les hommes. La confession est la première étape de votre Purgatoire. Votre crime n'est peut-être pas à la hauteur de votre pensée, discutons-en ensemble. Dieu est miséricorde, il pardonne à ceux qui se repentent. »
« Je crains que mon crime ne soit impardonnable, mon père. »
« Allons, mon enfant, nul n'est irrécupérable. Ne vous laissez pas emprisonner par votre peur. »
Un éclat de rire amer déchira sa gorge. Oh, il ne savait pas ce qu'elle avait fait, il n'en avait aucune idée. Ce qu'elle s'apprêtait à dire était si... si... Les larmes lui montèrent aux yeux. Pire que tout : elle ne regrettait pas, au fond.
Oh, mon Dieu, Pardon...« Il y a six mois, nous avons capturé une créature du Diable, mon père. Je devais l'emmener mourir...
… Je me suis unie à lui, mon père. »
« M-Ma sœur, vous devez... V-vous... »
Elle entendit le signe de croix qu'il fit de l'autre côté du rideau. Ses larmes tombèrent sur ses mains serrées. Elle se mordit la lèvre jusqu'au sang, refusant de sangloter. Ash ne méritait pas ça. Il n'eut pas voulu qu'elle pleure.
« Voulez-vous vous absoudre, ma sœur ? Il n'y a qu'un seul moyen, je n'en vois qu'un. »
« Quel est-il, mon père ? », demanda-t-elle d'une voix tremblante.
« Tuez-le. Il est encore temps, vous pouvez encore le faire, il le faut. »
Elle battit des paupières dans l'espoir d'arrêter le flot de larmes qui s'écoulait sur ses joues.
« Je ne peux pas, mon père, je ne peux pas... Je l'aime... »
« Ma sœur, voulez-vous être une traîtresse ? Votre frère déjà, n'a pu accéder au pardon que grâce à votre repentance. Souhaitez-vous le purgatoire ? Pire encore, l'Enfer ? Car c'est tout ce qui vous attends si vous vous approchez de ce monstre trop longtemps. Vous ne
devez pas le laisser faire, ma sœur. »
Un sanglot s'échappa malgré elle.
« Je ne peux pas... »
« Vous le
ferez, ma sœur ! Comment osez-vous renier le nom de notre Seigneur ?! Vous serez damnée ! Vous fricotez avec
l'Enfant du Diable ! »
Il se signa, horrifié par cette seule pensée, et elle sut qu'elle était perdue.
« Vous ne dites rien ? Vous ne ferez rien ? Vous êtes une honte à la face de l’Église. Une honte ! Une damnée dans nos rangs... Seigneur, pardonnez-nous nos offenses. Vous ne méritez pas la maison de Dieu, vous ne méritez rien d'autre que la déchéance vers ces Enfers que vous vénérez tant ! Il nous faut la Bête. Il faut la tuer. Que vous le vouliez ou non, il le faut. Vous êtes déjà perdue... »
Il se prit dans une tirade interminable qui ne semblait être destinée qu'à lui-même. C'était trop tard. Son seul espoir venait de s'envoler dans la brume épaisse qui s'était élevée. Elle essuya ses larmes, se redressa.
« Veuillez m'excuser, mon père. »
Elle était partie avant qu'il ne réponde.
***
Ashton cligna doucement des paupières, laissant le monde réel reprendre ses droits sur son corps. Alors que son bras s'apprêtait à se resserrer autour de la taille de 'Lyn, il ne trouva que le drap crème qu'elle lui avait donné. Il se redressa lentement, s'étira avec peine, surpris. Son regard rouge cherchait sa bien aimée sans la trouver. Il fronça des sourcils. Cela ne lui disait rien qui vaille. Un mauvais pressentiment saisit son cœur. Sa gorge se serra brièvement. Ses pieds se posèrent sur le parquet froid et humide.
« 'Lyn ? »Il était inutile de l'appeler : il ne sentait pas sa présence. Elle n'était pas là. Ses sourcils se froncèrent un peu plus. Enroulant un châle autour de ses épaules, il se leva et enfila rapidement un pantalon au hasard. Ses yeux scrutaient l'unique pièce à la recherche de quelque chose d'ut-
Une lettre.
Posée sur la petite table élimée. Innocente, au premier abord. Elle portait la belle écriture qu'Evelyn lui avait appris à déchiffrer.
Il s'en approcha doucement, une appréhension grandissante contractant ses entrailles. Il saisit doucement le papier, déplia la feuille.
« Ash, pardonne moi. Je suis désolée. Je ne voulais pas. »Son cœur s'arrêta de battre.
Vite. Plus vite. Cours. Cours ! Son souffle envoyait des nuages de fumée se perdre dans les airs à intervalles réguliers. Sa poitrine était trop étroite pour ses organes, qui semblaient exploser un à un sous le poids de l'horreur qui l'accablait.
« Je ne peux pas te tuer mais nous ne pouvons pas vivre ensemble. »Ses pieds ensanglantés se posaient, peau contre sol, à une vitesse trop importante pour être humaine. Il n'en avait que faire, il ne pouvait plus faire autrement. Il ne
pouvait pas arriver trop tard. Plus vite. Il devait courir
plus vite. Sa vision se brouillait. Il ne discernait rien d'autre que les herbes qui le guideraient jusqu'au lieu fatidique.
« Ne t'en veux pas, Ash, je t'en prie. »S'il ne la sauvait pas, il ne se le pardonnerait jamais. Il devait le faire. Il devait l'en empêcher. Il devait la rendre heureuse. Ce n'était pas possible autrement. Cela ne pouvait pas se terminer aujourd'hui. Il ne pouvait pas, ne … ne …
« Tout est de ma faute. »Elle était si innocente, si pure. Comment ? Comment en était-elle arrivée là ? À défaut de trouver la réponse, il accéléra. Ses pieds se prirent dans une branche. Il trébucha, se redressa, ignora la nouvelle plaie dans sa peau, avança. La falaise se profila, à quelques centaines de mètres. Ce qu'il y vit coupa son souffle.
« Je ne regrette rien. »Elle se tenait là, au bord de la falaise, ses longs cheveux détachés dansant dans le vent. Même l'approche de la Mort la sublimait. Son cœur se serra.
Non, non, non, non, non. Il courut plus vite.
Plus vite. Plus vite ! Elle se retourna vers lui lorsqu'il arriva à quelques dizaines de mètres d'elle, et lui adressa un sourire. Quelque chose broya son cœur.
« Je t'aime, Ash. » Elle recula d'un pas, ce même sourire aux lèvres, les bras étendus sur ses côtés comme si elle enlaçait l'océan. Il tendit la main, désespérément, trop tard,
trop tard. « NOOOOOON ! »Son cri se perdit dans le loch, fit écho aux falaises et au bruit écœurant de l'impact d'un corps contre l'eau impitoyable. Il se jeta sur le bord du précipice, désespéré, terrifié. Rien. Il ne restait plus rien de celle qu'il aimait tant.
« Non non non non non non non... NOOOOON !!! »Sa voix se perdit en un sanglot, qui en fit naître une infinie. Il avait mal,
mal. Ses jambes lâchèrent soudainement. Il se recroquevilla sur lui-même, s'accrochant à la terre de ses longs doigts pâles, colla son front à l'herbe verte. Là, perdu, seul face à la Mort, il pleura.
« Je ne peux vivre ni avec, ni sans toi. »
Le soleil planait haut dans le ciel, comme se moquant de sa terrible douleur. Il suffoquait. C'était impossible. Impossible. Il ne pouvait pas accepter, il ne
pouvait pas. C'était trop horrible, trop... trop... Il hurla. De peine de mal de désespoir de mort. Il hurla car c'était la seule chose qu'il pouvait faire. Il laissa les larmes brouiller sa vision et masquer le soleil et se déverser sur la pâleur de sa peau.
Soudain, du bruit. Il se retourna. C'était... Il ne rêvait pas, si ? Ils osaient ? Ils
osaient ?!
« Vis, Ash. Vis pour nous deux. »Trois prêtres s'avançaient calmement vers lui. Comme. Si. De. Rien. Était. Une nouvelle émotion ravagea son cœur. Rage. Haine. Tout était de leur faute. Ils l'avaient tuée. Ils lui avaient volé son plus précieux bijoux.
« Vous... Vous... »Sa voix était métamorphosée. Ce n'était pas Ashton qui parlait. Ils avaient face à eux une toute autre créature.
« Vous êtes des MONSTRES ! »Tout devint noir.
***
Ses pas flageolants posaient des empruntes sanglantes sur le sol. Ses jambes semblaient faibles, trop pour soutenir le poids de sa détresse. Il se pencha, saisit un morceau de papier déchiré entre ses doigts fébriles.
« Je ne peux vivre ni avec, ni sans toi. »Une auréole mouillée se dessina sur le bout de page qu'il venait de souiller de ses doigts rougis. Il essuya sa joue, laissant une trace vermeille sur la pâleur de sa peau. Ses paupières battaient, lentement. Il fit une nouvelle enjambée, trébucha presque. Sa main tremblante se posa contre sa poitrine, qu'il sentait terriblement vide. Son regard dériva sur l'horizon, sur le lointain, sur l'au-delà. L'eau brillait comme une multitude d'étoiles sous les rayons enchanteurs du soleil. Ashton était ébloui par cette si belle lumière, si blanche, si pure, si... Il reporta son attention sur son corps couvert de sang et fut pris de nausée. Son estomac se retourna.
Lyn, Lyn, pardonne-moi. Je suis un monstre comme ils l'ont dit... Je suis désolé, Lyn... Il trébucha, manqua de tomber. À quelques dizaines de mètres coulait un petit ruisseau paisible. Mécaniquement, Ashton s'avança, s'agenouilla au bord de l'eau. Il observa son reflet. Pathétique. Il était tout bonnement pathétique. Et il s'en fichait. Un éclat de rire amer le secoua alors qu'il glissait ses mains dans le liquide translucide, qui se teinta d'un léger rouge pâle au contact de l'hémoglobine. Une fois ses doigts propres, il s'en servit pour asperger son visage, son torse. Nettoyer. Effacer. Détruire.
Le monde devint flou. Il n'avait plus de foyer -plus sans elle-, nulle part où aller... L'île de Skye avait été un magnifique endroit, pour créer, construire, vivre. Désormais elle le dégoûtait. Il prépara quelques vêtements, plaça le morceau de lettre dans une poche, puis partit. Vers n'importe où: il s'en fichait. Il ne faisait attention à rien, il...
« Hé, oh, gamin ! Regarde où tu marches, veux-tu ? »
Ashton cligna des paupières, surpris. Son regard morne tomba sur un grand homme bourru à la peau basanée et à l'air de voyageur. Il sentait la mer et la sueur. Côte à côte, les deux hommes contrastaient presque violemment. Les yeux du cadet dérivèrent, se perdirent dans le vague.
« Excusez-moi...»Sa voix était éteinte, morte. Il se fichait de tout, des préoccupations de son interlocuteur comme de ce qu'on lui reprochait. Tout ce qu'il voulait, c'était... quoi ? Il fronça des sourcils.
« Gamin, ça va ? En voilà un gaillard tout pâle ! Tu devrais prendre le soleil plus souvent ! », rit l'homme.
Au lieu de répondre, Ashton fixa son attention sur le large bateau qui semblait attendre l'arrivée du matelot.
« Vous partez en mer ? »« Et oui, répliqua l'homme. Il faut bien. Deux jours de pause, c'est reparti. Dans une heure, nous serons en direction du Havre. »
Ashton parut hésiter un instant. Il observa la coque grinçante du navire, le large qui scintillait...
« Vous pourriez m'emmener ? »***
Le bateau s'agitait. Tous s'activaient dans une cacophonie étrangement organisée qu'Ashton se contenta d'abord d'observer avec une curiosité grandissante. On ne tarda cependant pas à lui jeter une lourde corde dans les bras.
« Allé, le nouveau, au travail ! », cria une voix qu'il ne reconnut pas.
Le jeune homme resta figé un instant, puis se mit à son tour à la tâche. Ce fut une action presque automatique, qu'il réalisa d'un geste mécanique mais efficace. Il voulait partir, après tout, loin de toute cette vie qu'il laissait derrière lui. De ces morts surtout. Ses doigts frôlèrent la lettre dans sa poche. Au loin, le soleil abandonnait ses derniers rayons à l'océan. Lyn avait toujours adoré ce spectacle, lui aussi. Un triste sourire incurva ses lèvres alors qu'il détaillait les reflets rosés du ciel.
« Vis, Ash. », avait-elle demandé.
Qu'en penses-tu, Lyn ? Voyager, découvrir, tout cela t'aurait plu, non ? Sûrement. Elle était, non,
avait été si vivante, si énergique. Si... Alors qu'il se perdait dans ses pensées, la nuit tomba. Les âmes des damnés qu'il portait en lui se réveillèrent en même temps que la Lune. Mais cette soirée était différente. Il le sentait. Une ombre terrible tenait sa poitrine dans sa main et la broyait sans merci. Un hoquet d'horreur s'échappa de sa bouche alors qu'il se laissait tomber à genoux. Non, quelque chose n'allait pas, pas du tout. Il sentit ses yeux regagner leur couleur d'origine sans qu'il ne puisse rien y faire.
Mais qu'est-ce que... Il avait du contrôle sur son corps depuis plusieurs mois, comment pouvait-il régresser aussi... Evelyn.
« Lyn... Lyn, vous allez bien ? », vint soudain une voix.
Il sursauta. Ce nom lui déchira la poitrine encore un peu plus. Néanmoins c'était de sa faute: il s'était créé ce nom de famille de toutes pièces, pour porter son cœur dans son nom. Cela ne lui réussissait apparemment pas. Il ne trouva pas la force de répondre au matelot, aussi délicate son intention fût-elle. Pour le moment, il ne voulait simplement pas faire plus de morts. Inspirer, expirer. Tout irait bien.
Non.
Il sentait les âmes déchues grouiller en lui, prendre son esprit en otage, ombre sauvage et noire. Mais il y avait quelque chose... Une personne de plus, ce devait être ça. C'était toutefois une occasion rarissime. Ses sourcils se froncèrent de nouveau. Qui donc avait bien pu commettre un péché digne de l'Enfer aujourd'hu- Non. Non, non. Il refusait de subir cela en plus du reste. C'était impossible. Et pourtant, pourtant il pouvait percevoir l'écho des déchus, et l'un d'entre eux déchirait son cœur.
Evelyn, non, non...Il se leva, descendit à la cale, se retint, désespérément. La porte grinça derrière lui lorsqu'il la ferma. L'obscurité l'enveloppa de ses bras décharnés et l'attira à elle, le berça comme une mère berce son enfant. C'en était fini de la lumière. Il s'effondra.
***
« Qu'est-ce ? », demanda Ashton à un certain Colton deux jours plus tard.
Son aîné portait sur l'épaule un symbole, un dessin qui semblait incrusté dans sa peau et que le jeune homme ne pouvait s'empêcher de fixer. Colton esquissa un sourire amusé avant de toucher les motifs du bout des doigts.
« Ceci, désigna-t-il, est un tatouage. Tu es assez grand pour savoir ce que c'est, non ? »
« Je suis simplement curieux, voilà tout. On peut demander à faire ce qu'on veut ?»Les marins éclatèrent d'un rire presque attendri. Deux jours, c'était le temps qu'il leur avait fallu pour s'attacher au "gamin", comme ils s'amusaient à l'appeler. Colton posa ses pieds sur la table et se pencha sur lui.
« Un tatouage ce n'est pas rien, Ash. Ça doit avoir un sens particulier, une symbolique ! »
En cet instant, un léger sourire apparut sur le visage pâle du garçon.
« Ne vous en faites pas pour ça... J'ai mes idées. »« Tiens donc, rit le marin, à peine matelot qu'il se fait déjà un tatouage ! Je te donnerai mes adresses sur Portsmouth, un jour. »
Du bout des doigts, Ashton tâtait le bout de papier qui ne quittait jamais sa poche. S'il fallait un sens aux dessins, les siens porteraient la Mort.
Et la Mort ils portèrent. Car avec Evelyn, Ashton avait perdu le contrôle. De pays en pays, il se couvrit d'encre comme il s'était couvert de sang, afin de ne jamais oublier. Jamais. Un tatouage pour un meurtre. Un piercing pour une mort. Avec la douleur revenait la conscience, doucement. Il réapprit à se calmer, s'habitua à sentir l'âme de sa bien aimée au fond de son cœur malade. Lorsqu'il arriva en Inde, il arborait une vingtaine d’œuvres d'art sur son corps. Il n'en a pas ajouté depuis.
***
« Dites-moi, Ash, demanda une charmante demoiselle, comment êtes-vous arrivé à Paris, après tous vos voyages ? »
Un sourire suave étira les traits de l'homme. Oh, si elle savait. S'il lui disait tout, elle serait fort surprise. Mais c'était bien trop en demander de lui.
« C'est une bien longue histoire, señora. Sachez seulement que le destin fait bien les choses... »