Entre la vie et la mort... il n'y a qu'un peu de sensibilité

La pluie tombait encore et encore. Les fines gouttes frappaient inlassablement la vitre, tandis que la jeune femme regardait au travers, songeuse. Après quelques secondes, elle regagna sa petite table de bureau. Les nuages sombres de la ville obscurcissaient la pièce. Encore éclairée à la flamme d’une bougie, elle trempa sa plume dans l’encrier et commença à noircir sa feuille.

« Ma très chère Hanna,

Comment vas-tu ? Et comment se porte ta petite famille ?

Ici à Paris, je n’ai pas le temps de m’ennuyer, mais plus important encore, j’ai manqué de me faire renverser par un fiacre aujourd’hui ! (Ne le dis pas à aux parents je te prie, je ne voudrais pas qu’ils s’inquiètent outre mesure) Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie, et cela m’a fait réfléchir...
Vois-tu, plus tôt ce matin, j’ai croisé deux fillettes qui jouaient dans la rue, et je nous ai revu toutes les deux à leur âge. De vielles questions me sont alors revenus en mémoire... « Que ce serait-il passé si mes parents n’étaient pas mort dans un incendie à mes deux ans ? Si oncle J. et tante Lydia ne m’avaient pas recueillis ? » J’ai souvent imaginé ce qu’il aurait pu se produire, et il y a une chose dont je suis sûre : nous ne serions pas aussi proches toi et moi. Plus qu’une cousine, tu es comme une sœur pour moi, mais tu le sais déjà, n’est-ce pas ?

Je réalise à peine ce que nous sommes devenues. Nous, les deux petites filles du pasteur, sommes à présent épouse et apprentie photographe. Te souviens-tu ? Tant Lydia disait souvent que nourrisson je pleurais peu, et parfois même je me calmais toute seule. Toi, à peine un an plus vieille, tu venais t’agripper à mon berceau et me regardait m’agiter dans le vide. Plus tard, nous jouions toutes les deux avec mes « amis imaginaires ». Au début tu aimais beaucoup ça, et les parents nous regardaient avec tendresse. Puis, il est venu un temps où cela ne te plaisait plus. C’est alors que j’ai réellement compris, que j’étais la seule à les entendre. Je voyais bien que vous trouviez cela étrange quand je parlais « dans le vide ». J’ai tout de même continué, à faire comme si de rien n’était, dans mon coin, avec nos poupées de chiffons. Vous pensiez que je ne voulais pas grandir, à toujours jouer comme une enfant.

Il y a eu une période, où j’ai moi-même été effrayée de ces voix que j’entendais, de ces silhouettes que j’entrevoyais, surtout en rêves. Mais je n’en ai rien dis. Je craignais trop que vous me croyez folle, ou pire, possédée ! Après tout, ceux qui disaient voir les morts étaient considérés comme habités par le malin. Ce n'était pas possible. Bien qu'oncle J. fusse réputé pour ses guérisons en tout genre, je n’ai pas osé. En plus, j'ai toujours pensé qu'il se doutait de quelques choses. Je ne voulais surtout pas confirmer ses craintes. Au lieu de cela, j’ai prié, prié, et prié encore. J’ai tenté d’oublier toutes ces... choses. Mais comment le pouvais-je en vivant à côté d’un cimetière ? Cela ne s'arrêtait jamais.
Je vous ai longtemps caché cela, et ce par tout un tas de stratagèmes, comme lorsque je prétendais énoncer à voix haute des histoires que j’écrivais.

Jusqu’au jour où cette voix se prénomma Aaron, et prétendit être le frère de tante Lydia. Il voulait tant lui parler. Il me sollicitait, dès que je me trouvais près d'elle. Il continuait, et ce malgré toutes mes supplications pour qu’il cesse de nous importuner. Finalement, nous avons convenu d’un accord.
Je me suis mise ensuite à rédiger une lettre. Je m’entrainais chaque nuit, pour qu’on ne reconnaisse pas mon écriture, ni même que j’avais falsifié la signature. J’ai également brûlé chaque brouillon dans le feu de la cheminé. En un sens, je n’ai jamais autant chéri le froid de l’hiver, que cette année-là. Cependant, même lorsque la lettre fut prête, je ne pouvais me résoudre à la donner. Et si j'avais fais erreur ? Si tout cela n’était que le pur produit de mon imagination ? Quel drame allais-je provoquer en annonçant ainsi la mort de ce frère bien aimé ? Quelle tristesse allai-je apporter à cette tante qui m’avait tant donné ?
J’étais sur le point de tout vous avouer, lorsque la macabre nouvelle arriva. Oncle Aaron était bien mort. Je me suis alors résolue. J’ai attendu qu’oncle J. et toi soyez partis vous occuper de l’église et j’ai donné la lettre (ou plutôt je l’ai tiré du tas de courrier d’où je l’avais glissé). J'avais si peur que je tremblais de tout mon être. Puis, je ne l’ai pas cru tout de suite, mais ce fut bel et bien du soulagement que je vis sur le visage de tante Lydia. Un « merci » se murmura à mes oreilles, et nous fondirent en larmes dans les bras l’une de l’autre. J’ai par la suite pris une grande décision, je ne rejetterai plus ces visions ou ces voix que je percevais. Si ceci est une malédiction du diable, alors j’en ferais une arme pour Dieu !

Quelques temps plus tard, lorsqu’oncle J. annonça qu’il devait se rendre à Paris pour des réunions de pasteur, j’ai insisté pour l’accompagner. Tu l’as bien vu. Je crois que j’ai rarement été aussi excitée que cette fois-ci. Je voulais absolument voir cette grande ville.

Ce fut une fois sur place, que j’ai découvert ce photographe. Je n’avais rien d’autre à faire, en fin de compte, que de l’observer. Il photographiait le quartier, et je n’étais pas autoriser à aller plus loin que ce quartier justement. Nous discutâmes longuement, et il partagea avec moi son art. Il me transmit peu à peu sa passion. C’est pourquoi, j’ai commencé à lui demander de me prendre comme apprentie. Au début, il a catégoriquement refusé. Mais j’ai persévéré, jour après jour. Finalement, le jour du départ, alors que je lui demandais sans plus y croire, il a dit oui ! Enfin... il accepta de me prendre comme domestique et apprentie à l’essai pendant un mois. Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais, mais je saurais le faire changer d’avis, j’en suis sûre. Il m’a pris pour modèle aujourd’hui, je t’enverrais un exemplaire dès que j’aurais fait une copie.

Ne te méprends pas, je ne suis pas tombée si vite sous le charme de cet homme (que je m’amuse à nommer M. Augustin, même si ça ne lui plait pas). Néanmoins, je suis lucide. Je sais que des rumeurs circulent sur notre famille à cause moi. Ajouté au fait que j’ai fait échoué le mariage arrangé qui m’était prévu (ce Michel était vraiment un escroc !), je sais que j’ai peu de chance de me marier par chez nous. Je ne souhaite guère vous porter préjudice de quelques manières que ce soit. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il valait mieux que je m’en aille. »

Elle posa sa plume et s’étira sur sa chaise. La flamme de la bougie vacillait lentement dans le calme, la pluie avait cessé. La jeune femme balaya la pièce d’un regard. C’était ici qu’elle vivait maintenant...
Son regard s’arrêta soudain dans un coin de la pièce, et une pointe de malice se peignit sur ses lèvres. Elle saisit de nouveau sa plume et rajouta :

« J’ai oublié de te dire quelque chose, mais attention c’est un secret !
Quand oncle J. m’a raccompagné pour m'aider à m’installer chez M. Augustin, il m’a offert... un révolver. Un petit bien entendu, il mesure cinq centimètres, et peut tirer cinq coups ! Dire que la première fois que j’ai touché son arme, il m’avait fichu une claque à me faire tomber par terre. Je n’aurais pas cru qu’il accepterait ensuite de m’enseigner les rudiments des armes à feu. Il m’a dis de ne le montrer absolument à personne, et de ne m’en servir que si, et uniquement si ma propre vie était en danger. Je lui en fais la promesse.
Je dois dire que je trouve ça quelque peu rassurant malgré tout. La capitale n’a pas l’air aussi tranquille que notre village aux prairies de pâquerettes !

Enfin, tu sais maintenant pourquoi j’ai quitté la maison si rapidement. Je te demande pardon de ne pas t’avoir avouer cela plus tôt. J’espère que cette lettre te donnera les réponses dont tu as besoin.

Je t’embrasse fort.

Ester »