Chaque nom a son importance.

On m'avait donné celui d'Alice et j'avais alors lu des centaines de fois cette histoire d'où on l'avait tiré, me perdant quelques heures dans ce pays des merveilles imaginaires. Une histoire pas si différente de la mienne, si l'on considérait que j'avais parfois l'impression d'être une étrangère parmi les miens. Malheureusement, si j'avais un lapin blanc, je n'avais personne pour me servir de guide et cela avait longtemps été la cause d'une grande tristesse en mon cœur... Maintenant, je me contentais de jouer avec les cartes que j'avais en main. Ce n'était pas toujours facile, mais j'arrivais au moins à m'en sortir la tête haute, et on me laissait respirer davantage.

Ce livre qui était devenu mon préféré s'était pourtant retrouvé abîmé. Ce n'était pas ma faute, ni celle de personne. Le destin se plaît tout simplement parfois à nous jouer de mauvais tours, et pour le papier, il suffisait de si peu. Un faux mouvement et l'on se retrouvait avec des plis inopinés. Une goutte d'eau et l'encre devenait illisible. J'avais beau en connaître l'histoire sur le bout des doigts... Je ressentais l'envie, sinon le besoin, de remplacer mon exemplaire. Heureusement, à Paris, on retrouvait nombre et nombre de boutiques, cela ne devrait donc pas être une tâche trop difficile. Et puis c'était souvent en ville que l'on faisait les rencontres les plus intéressantes, les plus colorées !

Je fis donc un arrêt à la librairie où j'avais l'habitude d'acheter mes livres, qu'ils s'agisse de roman ou d'ouvrage de référence. J'aurais reconnu la boutique entre toutes. Elle se trouvait tout près du marché des brocantes et avait une devanture très fraîche, peinte de bleu et de blanc. Un peu à l'image de sa propriétaire. Charlotte Robinson était toujours très gentille, sans chercher à me lécher les pieds pour une faveur. Oh, mon visage n'était toujours pas très reconnu en tant qu'héritière Lindel, mais que voulez-vous, un mot de trop et le pot au rose de dévoile... Bref. Elle était juste une vieille dame avec un grand cœur et souvent un cadeau à portée de la main. Elle me faisait sourire, alors je tentais de venir un peu plus régulièrement que ne le requerraient mes lectures... Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu'elle m'annonça qu'il n'y avait plus aucun exemplaire d'Alice au pays des merveilles de disponible. Devant l'étagère des contes, je dus me faire à l'évidence, la malchance s'acharnait sur moi, décidément.

« Je suis pourtant certaine qu'il y en restait quelques-uns depuis ce matin... »

Mais alors où était passé ce fichu bouquin ? Mystère et boule de gomme. Je supposais bien ne pas être sa seule cliente, je n'arrivais pourtant pas à comprendre comment. La faute à la mémoire défaillante d'une aînée ? J'en doute. Il n'avait tout de même pas volatilisé d'un seul coup, comme par magie. Quoique... Si mes intuitions étaient réelles, ce n'était peut-être pas si tordu que cela. Encore heureux que je ne faisais que le penser. Je pouvais déjà entendre d'ici des reproches imaginaires.

« Alice, cesse de rêvasser, tu n'es plus une gamine. »

Et moi je croiserais les bras, je soupirerais, et je tirerais peut-être la langue même si ce n'était pas digne d'une lady. Je pouvais vivre ma vie comme je l'entendais. En attendant, il fallait tout de même que je garde en tête mes priorités. Je fournis un sourire affable à la pauvre libraire attristée de ne pouvoir me satisfaire.

« Ce n'est pas bien grave, madame Robinson. Peut-être est-il rangé sur une autre étagère. Je vais jeter un coup d'œil et je repasserai la semaine prochaine si je ne le trouve pas. »

« N'hésite pas si tu as besoin d'un coup de main ... »

Je lui assurai que tout irait bien, persuadée que je trouverais autre chose pour combler mes envies de lecture au cas contraire. Je remis alors mon nez dans tout ce papier, débutant ainsi une enquête improbable qui pouvait très bien ne déboucher sur rien du tout...

Perdre son foyer deux fois était difficile, douloureux. Lilianna avait fait son choix. Elle ne rentrerait pas. Et si cet endroit devait devenir son chez soi... Elle devait surmonter la barrière linguistique. Elle savait se débrouiller pour la plupart des circonstances, mais le français était si différent du reste de son bagage linguistique. Écouter les conversations d'autrui ne suffisait pas non plus. C'était bien utile pour les sons, mais comment s'en servir sans comprendre ce que signifiaient les mots ? C'était tout bonnement impossible. Du coup, la petite néréide avait eu une idée. Elle lirait des histoires qui lui étaient déjà familières et pourrait ainsi les comprendre plus facilement.

Bien sûr, il y avait une bibliothèque imposante au Lost Paradise, alors elle aurait pu commencer ses recherches à cet endroit. Seulement, le cabaret était tellement bondé qu'elle risquait de tomber sur un groupe. Cela ne voulait pas dire qu'on l'aborderait forcément, mais cela la rendait tout de même nerveuse. Ce seraient des artistes ou du moins, des gens cultivés. Lilianna ne savait jamais quel genre de sujets aborder avec eux. Elle préféra donc aller en ville, suivant les conseils d'une collègue. En espérant simplement qu'on ne s'était pas payé sa tête.

Sauf qu'elle s'arrêta en cours de route, une autre librairie attirant son regard. Le bâtiment lui rappelait quelque peu sa Grèce natale, dont il lui restait finalement peu de souvenirs. Elle n'aurait pu décrire le visage de chacune de ses sœurs. Leur nom, peut-être. Seul les traits de Nérée continuait de l'accompagner quoi qu'il arrive. Si elle était heureuse d'avoir pu voir une nouvelle part du monde qu'ils se devaient de protéger, cela ne changeait pas le fait qu'elle avait eu à supporter de dures épreuves. Il lui manquait terriblement. Elle savait qu'elle ne le reverrait jamais.

Lorsque la blonde se sortit de ses pensées, quelques minutes avaient passé. Il était temps d'entrer, autrement ce serait prendre le risque que l'heure de fermeture ne sonne. Seulement, encore une fois, les choses ne se passèrent pas comme prévu, et au lieu d'entrer, elle perdit l'équilibre. Quelqu'un devait l'avoir bousculée. Enfin elle le supposait. Car il n'y avait déjà plus personne dans les environs. Seul un livre ouvert, légèrement abîmé, reposait à ses côtés. Un autre détail la frappa Sa broche d'or avait disparu. Les larmes lui montèrent aux yeux, ne les retenant que par crainte des répercussions possibles. Et c'est sur ces entrefaites que la porte de la librairie s'ouvrit. Peut-être avait-on aperçu sa chute. Peut-être était-on inquiet. Non. La dame qui était sortie sembla bien vite plus intéressée par le livre, lorsque Lilianna lui assura qu'elle n'avait rien de cassé. Et tout à coup, une accusation fusa de nulle part.

« Vous n'avez pas honte de voler un pauvre livre ?! »

« Je ... Non ... Quoi ? »

Comment expliquer ce qui venait de se passer ? Elle n'était pas même sûre de ce qu'elle avait vu. Et voilà que cette dame à l'air désormais bien plus sévère la prit par le bras et l'entraina dans sa boutique. La néréide aurait pu résister, mais elle était trop confuse pour le faire, et puis, cela n'aurait-il pas l'air encore plus suspect ?

En un instant, une aventure inespérée se présente...

J'explorais d'un regard pétillant les couvertures colorées, laissant la dame âgée à ses affaires. Après tout, je n'étais pas la seule à passer entre ces murs, même si j'étais la plus régulière, aux dires de la patronne. Lorsque la clochette sonna de nouveau, je n'y prêtai donc pas attention, du moins jusqu'à ce que des éclats de voix ne se fassent entendre. Cela provenait de l'entrée, ou tout près. En me rapprochant je pus me faire une meilleure idée de la situation. Adieu la mamie aimable ! Elle avait entraîné une jeune femme dans la librairie, maugréant, sans aucune délicatesse. Dans les mains, un livre qui avait survécu tant bien que mal a un rude combat. Pourquoi malmener une amatrice de lecture ? Le regard de Charlotte croisa le mien et elle pinça les lèvres.

« Alice, va rejoindre le commissariat pour moi, s'il te plait. »

Mes yeux s'écarquillèrent sous la surprise. Pardon ? Cette demoiselle frêle comme une brindille serait une criminelle ? Une voleuse ? Elle semblait complètement bouleversée. Elle ne s'était même pas débattue. Certes, quelques personnes étaient bons acteurs... Mais je me sentais le devoir de tirer tout cela au clair. Ne serait-ce que pour avoir la chance de mettre la main sur mon nouvel exemplaire d'Alice au pays des merveilles, si toute cette histoire invraisemblable était vrai !

« Je m'occupe de tout, madame Robinson ... »

« Je t'ai dit cent fois de m'appeler Charlotte. » L'interruption claqua, sèche.

« Désolé. Mais un client attend. »

Ce n'était pas une simple distraction. C'est qu'il y avait foule aujourd'hui... Pourtant, l'air était bon, le soleil haut. Enfin, nous n'allions pas nous en plaindre, n'est-ce pas ? Il fallait bien vivre. J'offris un sourire et un mouchoir à la pauvre demoiselle. Les présentations n'étaient pas de mise, elle n'était pas idiote, que je sache. Elle avait entendu la propriétaire m'interpeler.

« Séchez vos larmes. Racontez moi donc votre version des faits. »

Ah, quelle histoire ! Me voilà qui m'improvisais enquêtrice. Ce n'était pourtant que la curiosité qui me poussait à agir ainsi, tout comme l'envie d'aider une âme en peine. Je ne supportais pas les injustices, et encore moins celles que l'on pouvait parfois tenir aux femmes. Je l'écoutai donc avec attention, soupirant à la fin. Décidément ce n'était pas tout simple. Et un dilemme se posait. C'était le travail de la police, tout cela. Mais quelqu'un d'autre la croirait-il ? Comment savoir à qui l'on pouvait faire confiance... Ma décision prise, je lui tendis la main.

« Venez. Voler des livres, c'est un geste plutôt désespéré, et idiot. Cela ne doit être qu'un brigand de bas étage qui a vu une opportunité inespérée. Madame Robinson préviendra les autorités. »

En attendant, nous devrions pouvoir gérer la situation, si nous le retrouvions. J'avais de la ressource. Et si ce n'était pas suffisant, il restait toujours la fuite...