Léonard poussa un long soupir satisfait tout en se redressant sur son siège. Il avait enfin terminé d'appliquer une première couche à son portrait et il était bien content du rendu des couleurs. Mis à part un léger mal de dos, et le fait qu'il ait peut-être un peu abusé du temps de son modèle, tout était parfait.

« Ah, enfin terminé! Merci, je pourrai me débrouiller pour le reste. Milles pardon d'avoir mis aussi longtemps.»

« Ce n'est rien, répondit-elle timidement en se déliant les muscles tranquillement. Mais je suis disponible si jamais vous avez besoin de plus de temps... »

Léonard posa son regard violet sur elle. Il l'avait observé pendant des heures pour pouvoir reproduire avec justesse chacun de ses traits et, pourtant, c'était comme si il l’apercevait pour la première fois. Il ressentait la même extase de voir sa charmante chevelure blonde descendre en cascades, ses joues teintées de rose par la timidité, ses yeux brillants. Et il ne se le cachera pas, elle avait de bien jolies formes. Une autre délicate beauté offerte par la vie.

« Je prendrai soin de vous faire signe si le besoin se présente, lui sourit-il. Mais ne vous gênez pas pour venir me rendre visite pour voir l'avancement de la toile, si l'envie vous vient. Vous serez toujours la bienvenue. »

La jeune fille rougit de plus belle tout en remettant son chapeau.

« J'en prend bonne note, monsieur de Potinger. »

« Monsieur ? Monsieur !?, s'indigna-t-il faussement. Je vous en prie, appelez-moi Léonard. »

La blonde eut un petit rire nerveux. Le peintre jeta un coup d'oeil par la fenêtre de son atelier. La nuit tombait déjà. Il sentait le besoin d'aller célébrer cette autre journée magnifique.

« Je comptais aller prendre un verre au Lost Paradise, s'enquit-il alors en se débarbouillant les mains avec un chiffon. Vous m'accompagnez ? »

« En fait, je dois rentrer. Mon père doit sûrement m'attendre. »

« Vous n'êtes pas obligée de rester très longtemps. Ce n'est qu'un verre. Qui plus est en excellente compagnie. Ce serait difficile de refuser. »

« Non, je suis désolée. Je dois vraiment partir. Bonne soirée, monsieur. »

Elle attrapa ses effets personnels et franchit le seuil. Léonard se retrouva seul devant une porte close, de glace, affligé par ce refus brutal.

« M... mo... monsieur! »

Il se laissa lourdement tomber à la renverse, atterrissant parmi la multitude de coussins sur son canapé. La solitude le laissait sans mot. Une seule lampe était allumée et son logement sombrait tranquillement dans la noirceur. Il laissa quelques instants passer, durant lesquels il ne bougea pas un muscle, puis se ressaisit. Il avait soudain très envie de discuter. S'il y avait bien un moment où Léonard restait quelque peu silencieux, c'était lorsqu'il peignait, et après tant d'heures à ne rien dire, il devait se soulager.

Il prit une grande inspiration, se convainquant qu'elle allait sans doute revenir, et que si elle n'en faisait rien, une autre viendrait à sa place. Revigoré d'une joie nouvelle à l'idée de retourner voir les sublimes numéros du cabaret et de discuter avec des tonnes de gens, il changea en vitesse de chemise, celle-ci arborant quelques vilaines taches de peinture, enfila une veste et donna quelques coups de peigne dans ses fins cheveux blonds et quitta les lieux.

Sortant, il croisa sa charmante voisine, madame Gosteau, qu'il salua poliment, celle-ci l'envoyant paître  en retour. Ah, quelle charmante dame ! L'air frais de la soirée acheva de lui rendre sa bonne humeur légendaire. Il entama la route vers le cabaret du Lost Paradise d'un pas énergique, s'attardant peu à la vie nocturne aux alentours, étonnement, et fût devant la porte de son lieu préféré en moins de deux.

On le reconnu tout de suite et on le salua, le faisant asseoir à une table qui, par chance, offrait une excellente vue sur la scène, et sur le numéro qui y était présenté. Il reconnu immédiatement le pianiste de talent avec qui il avait déjà discuté quelques fois, accompagnant une magnifique chanteuse à la voix digne du Paradis. Il n'avait pas encore eu l'occasion de la rencontrer, mais si l'occasion se présentait, il en profiterait pour lui proposer de faire l'objet d'une de ses toiles sans hésiter.

Le peintre s'était à peine assis qu'on déposait déjà une coupe de rouge devant lui, tel qu'il avait l'habitude de boire. Rien de tel pour commencer une bonne soirée. En prenant une gorgée, il scruta la salle des yeux, à la recherche d'un visage connu, ou d'un nouveau intéressant, avec qui il aurait pu converser. Il y avait bien le maître des lieux, qu'il pouvait désormais qualifier de bon ami, mais dont l'attention était déjà sollicitée par un petit groupe de gens bruyants. Il devrait attendre à plus tard.

Il voyait quelques gens qui semblaient intéressants par-ci, par-là, mais, étrangement, n'osait pas se lever pour aller les entretenir. La tâche serait sans doute plus aisée après sa coupe de vin. Néanmoins, il trouvait cette hésitation bien particulière, se sachant d'ordinaire plus social que cela, et passa le reste du numéro musical à s'interroger. Le choc du refus auquel il avait été soumis plutôt l'atteignait sans doute toujours, bien que cela était chose familière pour lui.

Il se cala dans son siège et se concentra sur la prestation qui allait débuter. Il trouverait bien de la bonne compagnie plus tard. Pour l'instant, la place était au spectacle.