L'éternité n'est qu'un instant, juste assez long pour faire une plaisanterie ~ Hermann Hesse

Si je devais vous raconter ma vie en entier, vous pourriez mourir cent fois que vous ne connaîtriez toujours pas la fin. Je vais donc faire un bref résumé.

Étant un démon, je suis né en enfer de parents démons. Asmodée, le surintendant des maisons de jeu de la Cour infernale, me repéra rapidement parmi les autres. Il voyait en moi un énorme potentiel, mais pour être franc, je crois aussi qu’il se reconnaissait en moi. Il me prit donc sous sa tutelle et m’enseigna toute sa connaissance. Si je suis ainsi, c’est en grande partie grâce à lui. En y repensant, j'ai passé de belles années à ses côtés. Je suis même convaincu que tous démons, qui se respectent, se souviendront de la publicité très populaire des maisons de jeu d’Asmodée :

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Ah, que de bons souvenirs. Mais évidemment, toute bonne chose à une fin, après un certain temps, Asmodée m’envoya sur terre en « pèlerinage ». Il voulait que j’approfondisse mon savoir et que je corrompe le plus d’humain possible.

Je me suis donc immiscé sur terre, dans une tribu germanique, vers l’an 2000 av. J.-C. Ce fut un peuple que j'ai particulièrement aimé pour leur côté brutal, cruel voire même bestial. Mais, depuis tout ce longtemps, j’ai vécu plusieurs époques et tragédies historiques. J’ai vu de mes propres yeux de grandes nations tombées dans l'oubli ou s'effondrer. Je ne devrais pas m’en vanter, mais je suis même responsable de certaines de ses catastrophes. Évidemment, mon nom n’a jamais été cité dans l’Histoire. Je peux dire que ces historiens font vraiment mal leur travail. Pas une seule fois, on m’en a attribué une ! Troie, par exemple, c’est moi qui ai enlevé Hélène. J’observais, depuis un certain temps, les Troyens et les Grecs. Je savais qu’ils avaient juste besoin d’un petit coup de pouce pour se déclarer la guerre. J’ai donc convaincu Pâris de faire un pacte avec moi afin qu’il puisse vivre avec sa dulcinée. Et boum, le conflit commença. Dix ans plus tard, voyant que les Grecs se décourageaient, j’ai abordé Achille. Il était prêt à tout pour que cette guerre finisse. En échange de son âme, je lui ai donné l’idée du cheval de Troie. Peu de temps après, il est mort d’une flèche dans le talon et Pâris est décédé en tentant de fuir la ville. C’est ainsi que j’ai pu récupérer leur âme. Maintenant que vous connaissez toute la vérité, c’est beaucoup moins glorieux, n’est-ce pas ? Quand on le sait, on se rend compte que l’Iliade d’Homère n’est qu’une pâle copie des évènements.
C’est aussi moi qui ai mis le feu à la bibliothèque d’Alexandrie. Cependant, ça c’était un accident ! J’ai un vague souvenir de ce moment, MAIS je suis pratiquement sûr que c’était involontaire ! À ma défense, c’était une époque de mon existence où j’essayais différentes substances. Certaines me rendaient… disons étranges.

Mais au cours de ma très longue vie, il y a une date qui restera à jamais gravée dans ma mémoire, le 24 octobre 79. C’est la journée où Pompéi fut détruite.  J’y habitais depuis une vingtaine d’années avec un sphinx. Il était comme un frère pour moi et il a été le seul qui a réussi à me changer un peu. On s’était rencontré un siècle auparavant et je peux vous dire que nos débuts furent plutôt… difficiles. Dans bien des aspects, il était tout le contraire de moi, mais faut croire que les contraires s’attirent après tout.  À peine un an ou deux, on était rendu inséparable. Je n’ai jamais rencontré un sphinx aussi mauvais avec les énigmes. À dire vrai, il n’en connaissait qu’une et à chaque fois, il la disait à l'envers. Vous auriez dû le voir, un petit gaillard tout maigrichon qui essayait en vain d’être un dur à cuire. On n’arrêtait pas de se jouer des mauvais tours mutuellement. Une fois, pendant qu’il se lavait dans une rivière, je lui ai subtilisé ses vêtements. Il avait été obligé d’attendre la nuit avant de rentrer au village complètement nu. Pour se venger, il mit quelque chose dans ma boisson. Je n’ai jamais été aussi malade de toute ma sainte vie.
En 62, on a décidé de s’installer à Pompéi avec de tout nouveau noms, il s’appelait Africanus et moi Victor. Il a toujours été nul pour trouver des noms… À ce moment-là, la ville venait de subir un terrible tremblement de terre. Heureusement pour nous, on a pu acheter un lupanar pour presque rien puisque la bâtisse avait été sévèrement endommagée. Évidemment, c’était mon idée cet achat, Africanus était beaucoup trop pudique pour seulement penser posséder un endroit pareil. Il devait être le seul homme à regarder les filles dans les yeux.

Vers la fin de l’été 79, je suis parti un mois à Néapolis pour acheter de nouvelles filles. Africanus était resté à Pompéi pour gérer le lupanar.
Au moment où je m’apprêtais à partir, je vis que tout le monde regardait dans la même direction. On pouvait voir au loin un énorme nuage menaçant, rien qui annonçait de bonne nouvelle. C’était le Vésuve qui déchainait toute sa colère sur les villes environnantes. Je crois bien que ce fut la seule fois de ma vie où j’ai pensé à autre chose qu’à moi. Dans la confusion, je volai un cheval et partis le plus vite possible pour Pompéi. Tout mon corps me disait d’aller dans l’autre direction, de fuir le danger, mais je ne pouvais pas laisser Africanus là-bas. Je savais que je n’arriverais jamais à temps, mais il fallait que je fasse quelque chose. Quand j’arrivai finalement, le volcan s’était rendormi en ne laissant que destruction. La ville avait complètement disparu sous la lave et les cendres. J’ai cherché pendant longtemps dans les gravats de la cité, les villes et les villages avoisinants afin de le retrouver. Après un certain temps, je me suis fait à l’idée qu’il n’avait pas survécu et, durant les deux siècles qui suivirent, j’ai complètement sombré dans la déchéance. Mais, au plus profond de moi, je garde espoir de le croiser à nouveau dans une rue. C’était un sphinx qui avait plus d’un tour dans son sac...

Vous l’aurez probablement remarqué, j’ai voyagé un peu partout dans le monde. C’est ainsi que j’ai acquis une très grande connaissance sur les différentes cultures, sur leurs méthodes de torture, les poisons utilisés et pleins d’autres choses. Lors d’un voyage en Inde, j’ai même pu «lire» le Kâma-Sûtra. C'est un de mes livres préférés, je l'ai lu un nombre incalculable de fois. Cependant, j’ai honte de le dire, celui-là, je n'en suis pas l’auteur, à mon plus grand regret. J’ai entendu dire que c’était une succube qui l’avait écrit.

Au début du 19e siècle, je suis tombé en manque d’inspiration niveau torture et meurtre. Je crois que ma passion s’est légèrement amoindrie avec le temps. N’allez pas croire que je ne prends plus plaisir à faire souffrir le monde. Le plaisir est toujours aussi présent, mais je ne sais pas, c’est rendu différent.
Quand j’ai rencontré une stryge en Angleterre, son histoire m'intrigua. Elle me parla du problème qu’elle avait eu en France. Elle avait presque été inculpée de meurtre à cause des progrès de la médecine. C'est à ce moment-là que je me suis renseigné sur ces fameuses découvertes médicales. Lors de mes recherches, une spécialité m’interpella plus particulièrement, celle de la toxicologie. Vous n’allez peut-être pas me croire, mais moi, Ryden, disciple d’Asmodée, je me suis retrouvé sur les bancs d’école. C’est une chose d’empoisonner quelqu’un, mais c’est une autre histoire de découvrir les circonstances, les effets et d'arriver à déceler les toxines dans un organisme. Par conséquent, je n’avais pas le choix d’aller à l’école. En falsifiant quelques documents, j’ai réussi à être admis à la Faculté de médecine de Paris. Ce fut des années plutôt bizarres et je n’étais certes pas le meilleur étudiant. Le professeur Mathieu Orfilla, un pionnier dans le domaine de la toxicologie, pourrait vous le confirmer. J'ai tout de même fini par obtenir mon diplôme. Depuis, je travaille à la morgue de Paris comme toxicologue. En faisant cette pratique, j’ai découvert que l’humain est plutôt ingénieux lorsque vient le temps de s’empoisonner.