Aucune épreuve n'a jamais été surmontée en versant des larmes.

Lindel, c'est un nom qui parcoure toutes les lèvres des gourmands de la capitale. Il paraît qu'ils font les meilleurs chocolats depuis déjà plus de cent ans, se passant leurs secrets de génération en génération. Ne serait-ce pas une occasion d'affaires de rêve, alors, de travailler pour eux ? Voir même de gérer toute cette entreprise ? Je me le demande, parfois... Si les sacrifices en valaient la peine. Ce n'est pas comme si cela changerait les choses, après tout je resterais toujours le premier enfant de cette famille, l'héritière, mais tout de même, réfléchir et rêver pouvait parfois se révéler presque libérateur. Vivre à l'écart du reste du monde, suivre des cours à la maison sur des sujets allant de l'étiquette au chocolat, disons qu'à la longue, ça épuise, surtout lorsqu'on est jeune...

Cette tour d'ivoire me faisait parfois penser aux princesses des livres favoris de mon enfance et je me plaisais à rêver qu'un preux chevalier ou un prince charmant arriverait un jour ou l'autre pour m'arracher aux griffes de mon tyran de père. Seulement, le temps passait sans changer, alors je me suis rendue à l'évidence. Il me fallait agir, si je voulais m'en sortir avant que mes rêves ne meurent tous et que mon cœur devienne froid au point d'accepter son destin, soit s'accorder au moule qu'on m'avait destiné. Une horreur, n'est-ce pas ?!

À mesure que les jours passaient depuis cette illumination, je laissais de plus en plus s'exprimer ce côté légèrement rebelle qui s'était éveillé chez moi. Pas de quoi faire mal à qui que ce soit et troubler l'ordre public, non, il était juste question de faire l'école buissonnière. D'abord, je trouvais juste un prétexte pour quitter la pièce et aller me cacher là où je croyais qu'on ne viendrait pas me chercher tout de suite. Où serait l'intérêt sinon. Avec l'expérience, ma technique s'était un peu améliorée... Je passais une partie de mes journées à découvrir les rues de Paris après m'être éclipsée et cela me motivait un peu pour supporter le reste de la journée, ce que personne ne semblait pouvoir comprendre, une fois de plus. Ce n'était pourtant pas bien compliqué. Seuls les cours d'escrime hebdomadaires arrivaient encore à piquer mon intérêt et c'était presque un miracle que l'on ne prétexte pas que c'était inconvenable pour une lady.,. Père se sentait peut-être moins réticent à l'idée que je sache me défendre depuis l' « incident », dans cet hôtel cubain... Peut-être était-il également au courant de mes escapades de nuit, qui sait...

C'est la seule solution que j'ai trouvé pour ne plus me sentir comme un oiseau en cage. Et puis, la musique, les boissons, les histoires, les couleurs, tout ce qu'on peut trouver au détour d'une rue même une fois la nuit tombée, me passionne. Le danger ? Je m'en sortirai d'une manière ou d'une autre, j'ai plein de ressources et je connais le coin comme ma poche. Et puis, les réprimandes ne m'ont jamais fait peur, je n'allais pas commencer à m'inquiéter de tout et de rien... C'était même une chance, que je ne prenne pas peur de sortir seule ainsi. Cela m'a permis d'entendre ce magnifique son, tout près de la Seine. Un morceau de violon digne d'un virtuose... Mon corps tout entier fut parcouru d'un frisson au cri mélodieux de l'instrument. Touchée au plus profond de mon âme, les larmes me sont montées au yeux avant de couler sur mes joues. Les premières larmes depuis la mort de ma mère quelques années plus tôt, malgré cette souffrance et cette douce mélancolie qui m'habitait. C'était libérateur et puissant à la fois. Salvateur, tout simplement. Un grand poids semblait s'être retiré de mes épaules. Je tentai de remonter à la source et même de questionner d'éventuels spectateurs, mais je ne sus jamais qui avait exécuté ces notes exquises. Je n'ai jamais eu beaucoup de chance, c'est vrai... Mais cela ne suffisait pas à me décourager. Je le retrouverais. Il fallait que je le remercie. Je m'en suis fait le serment. Mes sorties se sont même faites un peu plus régulières.

Hélas, c'est ainsi que je me suis retrouvée assise dans une chaise pour discuter avec un psychiatre. On en avait assez de mon comportement déraisonnable. Heureusement, Mortimer a un minimum de jugeote, lui. Il a vite compris que je n'étais pas vraiment folle... Nos séances sont peuplées de silence, simplement pour faire bonne figure, mais c'est un arrangement plutôt raisonnable, puisqu'on me laisse un peu plus tranquille dès lors que je sors du bureau. Et cela me permet de réfléchir un peu. Si je me fais soudain un peu plus obéissante, père se montrera peut-être moins exigeant ! Affaire à suivre...