Once upon a time…
♫ That makes me love you like I do ! ♪
Août 1889
La Chose pataugeait allègrement dans l’eau, dispersant dans l’air nocturne de discrètes éclaboussures qui luisaient un instant sous les rayons de la Lune. Elle se pencha plusieurs fois, se releva, puis se laissa tomber à la renverse dans un clapotis bruyant, et quelques gouttelettes volèrent jusqu’à lui. L’homme tordit la bouche. Il en avait soupé, des ivrognes qui barbotaient la nuit dans les fontaines. Après toutes ces années de service, l’envoyer, lui, en ronde de nuit, quand le service comptait son lot de recrues, c’en était injurieux.
« Eh, là ! On se croit à Dieppe, ou quoi ? »
La Forme, qui faisait maintenant la planche, se figea un instant, puis se retourna d’un mouvement vif. Tandis qu’il s’avançait avec autorité, la main sur le manche de sa matraque – à tout hasard, il en avait vu d’autres –, il put distinguer deux yeux brillants à la surface de l’eau, comme un alligator du Jardin des Plantes. Un peu trop alertes, peut-être, pour ceux d’un poivrot. Puis la Silhouette se redressa, visiblement intimidée, au bruit du gravier crissant sous ses bottes en cuir. Il dissimula sa satisfaction sous une grimace sévère. L’uniforme avait du bon.
« Non, non, j’vous prie d’m’excuser M’sieur l’agent ! C’est mon frère, il est tombé dans l’eau tout à l’heure, et j’arrive plus à le r’trouver là-d’ssous ! »
Son visage se teinta d’une moue dubitative, mais par acquis de conscience, il dévisagea le jeune homme qui lui faisait face, et se pencha légèrement au-dessus de l’eau.
« Faites attention, il était penché là, exactement comme vous, quand tout à coup… »
Une langue de flamme se déploya soudain au-dessus de son épaule dans un souffle ardent. L’officier poussa un cri surpris, et bascula contre le parapet en voulant faire volte-face. Il se retint de justesse au pied d’une statue qui ornait l’abord du bassin, mais l’individu, qui en profita pour s’élancer hors de l’eau en riant aux éclats, aspergea tout le côté gauche de sa redingote. Il éteignit au passage la pointe de son élégante moustache cirée, qui avait commencé de roussir, et de laquelle s’éleva une chétive fumerole.
« PETITS SALOPARDS !!! REVENEZ PAR LÀ, VOUS ALLEZ M’ENTENDRE ! »
Il s’élança à la poursuite du contrevenant et de son comparse, rompu aux courses-poursuites de ce genre. Il attrapa son sifflet et souffla furieusement, attirant aux fenêtres les faces curieuses des riverains qui, pour la plupart, ne dormaient pas encore. Les deux vauriens, hilares, empruntèrent plusieurs ruelles mal éclairées, le policier toujours sur leurs talons. Il sourit intérieurement lorsqu’il les vit bifurquer sur leur droite, et ralentit légèrement sa course. Nul besoin de se presser. Il connaissait cette impasse.
« Fred !!! »
Il les rejoignit, qui tentaient vainement de trouver une issue au mur de huit mètres qui leur barrait la route. Légèrement essoufflé, il s’approcha d’un pas menaçant.
« Outrage à un agent, vous savez ce que ça peut vous coûter, bande de voyous ! » gronda-t-il.
Le premier garçon, toujours dégoulinant, n’avait pas fini de s’esclaffer, malgré sa gestuelle anxieuse. Il se tenait les côtes, haletant avec peine, entre deux éclats de rire.
« J’vous d’mande pardon, M’sieur ! C’est mon frère, y peut pas s’empêcher d’faire trempette n’importe où, il est pas tout à fait normal vous comprenez… »
Il tourna la tête vers le cracheur de feu, relevant une ressemblance troublante entre ses traits et ceux de son complice.
« Parce que vous allez m’faire croire que votre petite blague, là, c’était pas prémédité ?!
- Non, non, j’vous donne ma parole !!!
- Non, c’est vrai ! HAHAHAHA !!! C’est comme… Comme si… HAHA ! On partageait… Un même cerveau ! »
Son regard retomba sur le baigneur, qui se laissait lentement glisser contre le mur, la tête rejetée en arrière, prit d’une nouvelle crise de rire. Pas tout à fait normal. Non mais j’vous jure. Il rabaissa sa matraque.
« Un seul cerveau pour deux, oui… » maugréa-t-il.
Nouveaux rires.
« Que je vous y reprenne plus. La prochaine fois, j’vous préviens, c’est le violon direct.
- Promis… HAHAHA ! C’est promis. Promis, M’sieur. »
Il se détourna en roulant des yeux. Il n’allait pas, en plus du reste, se donner la peine d’embarquer ça au poste. Il avait déjà deux rapports à rendre pour le lendemain. Alors qu’il reprenait le chemin du centre-ville, il entendit l’une des voix l’interpeler, et pivota de mauvaise grâce.
« M’sieur ?
- Quoi ? lâcha-t-il d’un ton bourru.
- Une p’tite pièce quand même ?...
- Pour le spectacle ! »
…Il allait vraiment avoir deux mots à dire à sa hiérarchie, en rentrant.
*
* *
Juin 1889 « Fred ? - Hm ? - Y s’passe quoi, si j’me déshabille, là ? - Si tu t’déshabilles ? - Si j’enlève mes vêtements. - On est dans un parc, Morgan. - Et alors quoi ? » Deux paires d’yeux qui se croisent, perplexes.
« Ben tu t'f’rais embarquer. "Outrage à la pudeur" d'tous ces gens qui sont là. » L’hydre roula dans l’herbe où il était couché, avec un soupir dépité. Il fixa un instant le soleil, puis referma les paupières, sous lesquelles il le voyait encore briller en double.
« Outrage par ci, outrage par là ! Franch’ment, vous avez qu’ce mot-là à la bouche. Ch’peux pas prendre la lumière comme y faudrait, et en plus j’ai chaud, je meurs de chaud ! Je sue, r’garde-moi ça ! » Il releva les bras pour appuyer ses dires, exposant aux yeux de tous les grosses auréoles humides qui ornaient le dessous de ses manches. La décence n’avait plus qu’à aller se rhabiller, elle aussi.
« T’as qu’à venir t’mettre à l’ombre, aussi… » Morgan s’immobilisa. Il tourna de nouveau les yeux vers son frère, qui répétait l’un de ses tours de jonglage sous un arbre, sourcil haussé.
« Dis pas d’bêtises. » Et il se laissa lourdement retomber sur le ventre, comme un gros lézard dans le gazon vert, sans scrupule pour l’état déjà douteux de sa chemise blanche. Sans le savoir, les deux garçons esquissèrent un même sourire. Malgré le passage des ans, les mœurs reptiliennes avaient la vie dure.
*
* *
Avril 1888« Ma requête vous semblera sans doute quelque peu cavalière… Mais enfin… Oserais-je ?... » Morgan avait penché la tête sur le côté, peu certain d’avoir saisi le sens de la phrase. En quelques années, il avait appris que les humains avaient la fâcheuse manie d’employer différents mots pour désigner un même concept, divisant ainsi une même langue en tout un éventail de dialectes dont il avait renoncé à discerner les subtilités. Comme si la chose n’était pas déjà suffisamment compliquée en elle-même. Mais là encore, pouvait-on vraiment attendre autre chose d’une espèce qui, sans ciller, parlait des quatre coins de la Terre tout en affirmant qu’elle était ronde.
Malgré les circonlocutions, il avait cependant cru comprendre qu’on lui demandait quelque chose, et haussa les épaules avec bonhommie.
« Ben chais pas. Osez. - C’est-à-dire que, jeune homme, vous présentez tous les attributs d’un parfait A-pol-lon ! Entre nous soit dit, admettez-le, vous ne devez pas manquer de succès, auprès de la gente féminine ?... » Il ferma les yeux quelques secondes. Puis les rouvrit. Et cligna plusieurs fois des paupières.
« Auprès de la quoi ? » Repensant à la scène, il posa les yeux sur le flacon qu’il tenait à la main, sans trop comprendre ce qui s’était passé ensuite.
Le grand homme affable avait ri, lui avait passé un bras autour des épaules comme s’ils avaient jadis gardé les cochons ensemble, et avait tiré de sa poche une fiole aux ornements étranges, dont il n’avait eu de cesse de vanter les mérites. Lorsque qu’il eût fini sa harangue, Morgan l’avait poliment remercié de son intérêt pour sa personne, avant d’esquisser un pas pour s’en aller ; l’inconnu l’avait alors rattrapé par le bras, et, sur le ton de la confidence, lui avait proposé d’acheter la prodigieuse flasque. Comme par un signe du destin, elle valait justement le prix de leurs recettes du jour – rien que parce que c’était lui, le camelot lui avait fait une fleur. Morgan avait alors considéré à voix haute la possibilité de céder, et, sans manquer de le féliciter, l’homme aux gants blancs avait pris la clé des champs, ne laissant entre les mains du garçon indécis que son flacon, et une bourse tristement vide.
L’hydre fit la moue. Si la longue queue-de-pie aux reflets éclatants n’avait pas manqué de lui inspirer confiance – au seul ton de sa voix, il devinait que le marchand devait être un gentleman –, la bouteille, en revanche, était assez loin de l’idée qu’il se faisait d’un dîner. Ce que Frédéric, qui réglait en ce moment même un différend auprès de leur logeuse, l’avait justement envoyé chercher avant la fermeture des poissonneries. Il regrettait quelquefois le temps où, dans son corps de reptile, il pouvait passer des journées entières sans songer seulement à avoir faim. À présent, trois heures ne pouvaient pas s’écouler sans que son estomac ne criât famine. Et c’était sans parler de celui de son frère.
Il frappa à la porte, passablement penaud. Ça ne rata pas. Et lorsque le frangin lui demanda ce qu’c’était qu’c’machin-là et combien qu’y restait d’artiche, pasqu’alors vraiment, vraiment, s’tu-m’dis-qu’y’a-qu’ça-à-damer-ch’crois-qu’j’va-tout-crâmer, il se trouva soudainement bien en peine de répondre.
« L’gonze a dit qu’ça attirait les jouvencelles… » Fred se redressa, le sourcil levé, tandis qu’un air suspicieux et possessif glissait brièvement sur son visage.
« Et d’puis quand tu t’soucies d’attirer les jouvencelles, toi ?... - Bah, jancérien, mais vu comment c’était dit, ça avait l’air d’un bon coup ; et pis j’ai encore jamais vu d’jouvencelles en plus. » Les épaules de Frédéric s’affaissèrent, et la jalousie céda le pas à une espèce de lassitude caustique. Il s’approcha de Morgan, inspecta la fiole, la déboucha, renifla, et retroussa les narines.
« C’du parfum, ton truc. ’Fin, s’j’ose dire. T’as casqué combien ? - Heu… Trois pièces ? - Mais encore ? - Ch’crois qu’ça faisait 15 francs. » Clignements d’yeux répétés.
« …Combien ? » …
Ils s’étaient assis autour de la table à manger – ruse psychologique –, et, pour ne pas rester là à rien faire, astiquaient et repliaient leur matériel pour le lendemain. Seuls quelques gargouillements qui semblaient se répondre ponctuaient par moments le silence. Après tout, quand on n’a plus un rond, il faut bien se résigner à dormir sur ses réserves.
« Au pire, j’ouvre la bouteille, et on demandera à grailler aux jouvencelles ? - …Ouais. Au pire. - Pasque c’est quoi, en fait, une jouvencelle ? - Tu m’fatigues.» *
* *
Mars 1888« Morgan, fais pas l'con, t'vas t'choper la dysent'rie ! - Arrête de m’commander. - Bah arrête d'faire l'con. - Non. » L’eau était saumâtre et huileuse. C’était tout à fait désagréable. Mais il mit un point d’honneur à faire plusieurs brasses, pour ne pas donner trop vite raison à son frère.
« …J'aime bien. - T'es chiant, Morgan. - Ooooh, de suite~ ! » Ils s’étaient disputés la veille, et, depuis leur réveil, il planait sur le duo une tension massacrante. Depuis plusieurs jours, ils avaient entrepris de remonter la Marne jusqu’à Châlons, pour y présenter leurs numéros. Les eaux malodorantes miroitaient d’un brun sale, mais, pour détendre l’atmosphère, Morgan avait eu la brillante idée de se laisser tomber dedans. Force était de constater que son initiative ne produisait pas vraiment l’effet escompté.
Depuis la berge, le mage l’observa encore quelques secondes d’un regard noir. Puis il reprit son chemin sans se retourner, à grandes enjambées contrariées. L’hydre le regarda faire. S’éloigner d’un bon pas, sans lui. Il resta où il était, bien conscient que Fred n’allait pas l’abandonner là ; mais, ne le voyant pas revenir, il finit par céder le premier, sortit de l’eau, puis s’élança sur ses talons, dégoulinant et ulcéré.
Chlof, chlof, chlof.
« Fred !!! - Ta gueule. » Morgan poussa un sifflement sauvage. C'était insupportable. Il sentait que, dans ses yeux, des larmes de colère commençaient à le piquer. Ce couillon de Fred, lui, ne pleurait jamais. Mais il y avait, dans cette voix, l'étreinte d'une angoisse que lui seul, peut-être, savait reconnaître. Et, dans son courroux, il se sentit un peu coupable.
« Eh, Fred... » Ce couillon de Fred, lui, ne pleurait jamais, mais il s'inquiétait presque toujours. C’était par inquiétude, qu’il lui avait donné une copie de son corps, une inquiétude démesurée et accablante qu’il avait bien sentie, quand ils n’avaient fait qu’un. Sans cette inquiétude, le mage aurait pu s’épargner les semaines qu’ils avaient passées ensemble alités, la réadaptation aux comportements humains les plus basiques, la fatigue bizarre que l’hydre lui sentait parfois aux trousses. C’était pas naturel, de se sauver d’la Mort comme ça. Et il ne pouvait s’empêcher de penser que, décidément, Fred était un sacré couillon, d’avoir fait ça.
Il ralentit le pas avant de s'arrêter net. Il renifla malgré lui. Puis il se rua sur son frère et, encore détrempé et puant, il forma autour de lui une étreinte résolue.
« Aaaaaahmaisarrêtebordeltum'enmetspartout !!! - Non. » Il le serra dans ses bras comme il l'aurait serré naguère dans les anneaux de son cou, jusqu'à avoir noyé en lui toute colère, et fait que les choses fussent de nouveau comme avant.
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* *
Décembre 1887À mesure que le jour baissait, Morgan regardait avec anxiété s’étendre les ombres. Il détourna les yeux, qu’il posa pour se rassurer sur la lampe à pétrole. Quoique l’état des draps fût discutable, l’auberge où ils logeaient avait au moins eu la décence de mettre à leur disposition une source de lumière. Ce n’était pas toujours le cas, et l’ancienne hydre redoutait la sensation d’aveuglement qu’amenait avec elle la nuit, maintenant qu’il avait pris forme humaine. Ç’avait été, autrefois, l’heure la plus sûre pour sortir de son antre, dans le secret de la nuit, à l’abri des regards indiscrets. Désormais, c’était contre lui que les ténèbres s’étaient fait le refuge de ces formes fantastiques, qui naissaient d’un chandelier ou d’un porte-manteau, et derrière lesquelles il croyait toujours deviner un ennemi. Il découvrait l’angoisse ; comme l’obscurité, il ne l’avait, dans son ancienne vie, jamais connue.
Heureusement, Frédéric n’était jamais bien loin.
Il se reposait pour l’heure sur l’un des deux lits, et, l’espace d’un instant, Morgan lui décocha un sourire d’une infinie tendresse.
Si sa transformation l’avait privé de sa vue nocturne, elle avait également instillé dans son cœur tout un flot d’émotions nouvelles. Reconnaissance, complicité, loyauté, mais surtout, une dévotion sans bornes pour le garçon qui lui faisait face – son double, la moitié de son âme. Lui qui avait si longtemps vécu seul, il ne pouvait plus concevoir de vivre séparés.
Son regard retomba sur la feuille raturée devant lui, et il mâchonna le bout de son porte-plume. L’écriture était incertaine ; l’orthographe, plus que douteuse. Mais, poussé par la nécessité des numéros qu’ils présentaient depuis l’an passé, autant que par sa sensibilité nouvelle, Morgan avait pris goût à la poésie. Il se sentait une âme plus ample, plus riche. Une véritable âme d’artiste.
« Fred, y’a quoi qui rime avec vérole ? - Hm… Brols ? Frivole ?... Gaudriole ?... - Ah ouais, bien. » Il ajouta un vers final à la fable scabreuse, qu’ils ne manqueraient sans doute pas de réciter dès le lendemain sur la place d’un bourg voisin, et sourit de son raffinement extrême.
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Avril 1886« T’laisse pas avoir, c’t’une fille, elle veut t’embobiner. » Il haussa le sourcil, intrigué par la réaction de son frère qui venait de s’interposer entre lui et une jeune personne peut-être légèrement plus âgée qu’eux – laquelle, de loin, venait de leur faire signe.
« M’embobiner dans quoi ? » Il y avait plus de deux ans déjà qu’il s'était réveillé humain. Si la présence de Fred, et les conseils de Mônonc'Jean, lui avaient permis de se remettre de la commotion, et de développer une habileté sociale qui l’autorisait à se rendre au village (à condition, bien sûr, d’être accompagné), nombre de subtilités lui échappaient pourtant encore.
Du haut de ses quatorze ans, Frédéric se donna un air important, peut-être pour cacher sa gêne, et entrepris d’expliquer à l’hydre les arcanes des ardeurs humaines.
« Bah t'sé, quand un gars s'colle à une femme baaaaaaaaah… » Morgan, sans ciller, écouta d’une oreille très attentive. Il jeta un rapide coup d’œil à la donzelle, qui, s’étant désintéressée d’eux, poursuivait maintenant sa route en compagnie de ses amies. Non qu’elle l’intéressât le moins du monde, à vrai dire, mais l’attitude du frangin l’amusait. Celui-ci enchainait, à voix haute, les images évocatrices. Quand il eût terminé son laïus, l’hydre inclina la tête d’un air sceptique.
« C’pas un genre d’brame, alors ? - Heu… Si ? » Il soupira et prit une mine patiente, tel un père qui se serait apprêté à avoir une grande discussion avec son fils. Intérieurement, il en riait d’avance.
« T'sais qu’avant j'ai vécu, hein. - Comment ça t'as vécu ? - Ben, ch'tais pas vieux mais j'avais l'âge, quoi. - De quoi faire, t'avais l'âge ? » Morgan, l’œil facétieux, prit une grande inspiration.
Créatures territoriales et solitaires, les hydres ne quittaient que rarement le bassin où elles avaient élu domicile. En dehors des périodes de migration reproductrice, qui avaient lieu tous les dix ans, il leur arrivait de se regrouper quand la guerre menaçait chez les Hommes. Morgan s’était d’ailleurs joint à l’un de ces mouvements, en 1870. C’est que, quand les humains décidaient de se rassembler, de s'armer et de se mettre dessus, mieux valait, dans le doute, ne pas rester seul dans son coin – et puis, avec de la chance, ça faisait aussi de la chair fraîche à peu de frais. L'Épopée du clan s'était même justement achevée, cette année-là, par un grand festin à Sedan. Mais cela, ce n’était pour l’heure pas le sujet.
« Quand c’tait la saison des amours, on r’montait l’eau jusqu’à la Meuse. Là, pendant c’temps, les femelles avaient fait leur nid, et alors…- ...J'avais oublié... ... ...TCHEUSSÉDÉGUEULASSE !... - C’est l’mirac’ de la vie, Fred. » Il examina son mage de la tête aux pieds. Ce dernier, immobile, le dévisageait d’un air passablement sidéré. Puis une seconde pensée sembla traverser le regard de Frédéric, et il retrouva l’usage de la parole.
« M’alors... Chuis Tonton ? » Fier de son effet, Morgan adressa à son jumeau un sourire hilare.
« …C’ben possible. » *
* *
Octobre 1885« T’voudrais faire quoi, dans la vie, Morgan ? - Manger. Dormir. Et voir le monde, aussi. - Non mais j’veux dire… En tant qu’métier. - Ah. Ça. » Il réfléchit de longs instants à la question de l’Oncle Jean, qui surveillait d’un œil tutélaire les deux jeunes garçons allongés ; puis sa cogitation s’acheva dans une moue renfrognée.
« Non. J’veux pas d’métier. - Mais t’peux pas choisir, ça, petiot. Faut bien qu’t’en aies un. - Nan. C’est débile. Et j’en veux pas. » À côté de lui, Fred se rehaussa dans l’herbe. Morgan resta inerte, sur le ventre, avec un œil ouvert. Il guettait une sauterelle qui prenait le soleil sur une brindille voisine. Il l’aurait bien happée, mais ce n’aurait sans doute pas plu aux deux autres ; apprendre à jouer les humains était un effort de tous les instants.
« C’pas débile c'qu'y dit, sans ça t'peux pas vivre ! - Si. Tcheu. Faut perd' son temps à s'tartir. Pour s'payer des bêtes déjà mortes. Alors qu’on pourrait justement s’servir d'ce temps-là pour les chasser ou les pêcher. » Cette fois-ci, ce fut au tour de Fred de rester un moment songeur.
« …Bon, t’as pas tort, gamin. Mais pourquoi tu f’rais pas pêcheur, alors ? » Morgan soupira.
Comme s’il pouvait avoir l’intention de partager librement le poisson qu’il aurait pris.
Mais il se donna le temps de réfléchir de nouveau. Si Mônonc'Jean insistait tant, c’est qu’avoir un métier devait vraiment être important. Il se retourna sur le dos, laissant fuir la sauterelle, et regarda Fred par en bas.
« T’veux faire quoi, toi, Freddy ? J’ferai pareil que toi. - Tu pourras pas. - Et pourquoi que j’pourrais pas ? - Je f’rai cracheur de feu. » Il s’étira mollement, se redressa à son tour, s’assit. Il tâchait d’assimiler les différentes informations.
« Ça sert à quoi, ça, un cracheur de feu ? - À rien. - Mais ça épate les gens. » Un métier qui ne servait à rien, voilà qui devenait intéressant.
« Alors j’ferai sauteur. Ça vous épate bien, vous, quand j’saute. - Nan mais c’pas pareil.- Et ça existe pas, ça, sauteur. - Ben pourquoi pas. - Pis c’est pas assez épatant. » Il adressa à leur gardien un regard de défi.
« Et si j’m’entraîne ? »L’homme faillit répondre, puis se ravisa. Il était amusé. Morgan se sentit amusé aussi. Il aurait pu enchaîner trois sauts périlleux, pour clarifier encore sa position, s’il avait voulu ; mais pour l’heure, ainsi vautré dans l’herbe, c’était l’apathie qui dominait. Jean lui lança un sourire incitatif.
« …Faut voir. » *
* *
Mai 1884Il ferma les yeux, se délectant de la brise légère qu’il sentait sur sa peau. Il n’avait plus d’écailles. Il avait déjà commencé à s’habituer un peu.
Non loin de là, Frédéric le regardait faire, assis. Il avait perdu beaucoup de poids, lui aussi, ces derniers mois, et ses cernes semblaient ne plus vouloir quitter ses yeux. Mais il souriait. Morgan Lenoir souriait aussi. Il aimait bien ce nouveau nom. Il aimait bien cette nouvelle vie.
Il était bien plus petit, à présent, et tout ce qu’il connaissait, autour de lui, avait changé d’aspect. Il avait été tout particulièrement surpris en se rendant compte que sa tête était maintenant directement fichée sur ses épaules, et non à l’extrémité d’un long cou ; il avait dû apprendre à rapprocher les objets de lui avec ses mains, plutôt que d’avancer systématiquement le nez pour leur tourner autour. Ce n’était pas encore devenu un réflexe. Mais elles l’amusaient bien, ses mains, au point que, pour se distraire, il passait une bonne partie de son temps à les regarder s’ouvrir et se refermer devant lui.
Pour l’heure, il se focalisait cependant surtout sur l’impression que produisait l’herbe fraîche sous ses pieds nus – on avait essayé plus d’une fois de lui enfiler des chaussures, mais il s’était toujours montré sensiblement récalcitrant. Il faisait les cent pas, d’une démarche bien plus assurée qu’au commencement. Il apprenait vite. Et la part de Fred qui était en lui lui soufflait souvent comment s’y prendre.
Il changea de trajectoire, et accéléra le pas. Encore. Et encore. Il se mit à courir au hasard, les bras grands ouverts.
« Fais gaffe, tu vas tomber. » Il lança à son double un sourire moqueur, sans se donner la peine de formuler une réponse. C’était hallucinant, ce que les humains pouvaient parler. Et pas seulement avec leur voix ! Dans leur tête aussi, ils parlaient ; parlaient ; parlaient sans cesse. Il ne pouvait pas lui venir une idée sans que sa conscience, dans le secret de son crâne, ne l’accompagnât de mots. C’en était assourdissant. Et tous ces mots, à la fois familiers et précaires, tournaient, tournaient, tournaient ; il se demandait parfois s’ils n’allaient pas finir par le rendre fou, à caracoler comme ça. Mais, en règle générale, ils ne franchissaient encore que rarement le seuil de ses lèvres.
Il se mit à sauter, et à tournoyer sur lui-même. Frédéric fronça les sourcils, et se redressa quelque peu.
« Morg'... Tu vas encore t'ramasser. - Mais non. » Il parlait d’une voix calme, et plus basse que son frère.
Il continua de s’ébattre sans discontinuer. Il avait presque atteint l’orée du bois. Alors il ralentit sa course à l’approche des arbres, puis se retourna, et fit signe au garçon qui le regardait d’un œil sceptique dans le lointain. Celui-ci le salua aussi de la main. Aussitôt Morgan s’élança dans sa direction, aussi vite que ses jambes pouvaient le porter, plus vite encore que s’il avait eu la Mort aux trousses.
Et de fait, il l’avait justement esquivée, il n’y avait pas si longtemps.
Il était si léger, dans ce corps si menu – c’était un corps gracile de gamin de onze ans –, si agile et si leste, qu’il aurait vraiment cru, à la moindre bourrasque, pouvoir toucher le ciel.
En le voyant filer ainsi, en trombe, Frédéric ne put s’empêcher de se mettre debout.
« J’rigole pas, Morgan, ça va vraiment mal fin- » Si léger, si libre, si radieux – dans cette fragilité même, il se sentait invulnérable. Alors, parvenu à quelques enjambées de son frère – par l’âme, à défaut du reste –, il bondit en avant, s’élevant au-dessus du sol, et, avec une pirouette, retomba triomphalement sur ses pieds. Il s’arrêta là, devant lui, à bout de souffle et heureux.
« Mouais, oublie, j'ai rien dit... », concéda-t-il.
Morgan se laissa tomber à côté de lui, adossé contre le mur de la chaumière, la mine épanouie et rieuse. Il n’était pas encore certain d’avoir retrouvé toute l’unité de son être, mais, au contraire de ce à quoi il s’était résolu, là-bas, sous la cascade, il se sentait la vie devant lui pour la recomposer.
*
* *
Novembre 1883Quand il ouvrit les yeux, il ne distingua devant lui que des tâches de lumière indistinctes. Des sensations inconnues glissaient sous sa peau, comprimaient sa poitrine, et dressaient sur sa tête la racine de ses cheveux. Il peinait à reprendre pied dans cette réalité étrange, qui le tourmentait et se retirait à chaque pas. Tout ce qu’il percevait, autour de lui,
en lui, lui était parfaitement inconnu.
Il leva craintivement les bras, et vit apparaître devant lui un corps qui n’était pas le sien. Des mains humaines. Il les porta instinctivement contre sa gorge nouée et serra. Il lui semblait qu’il suffoquait, si loin de l’eau. Sa poitrine se soulevait en sursauts désordonnés ; son cœur, à l’intérieur, cognait à tout rompre contre ses côtes tremblantes ; et l’excès d’oxygène, en lui faisant tourner la tête, lui donnait l’impression de tomber, tomber sans fin.
Un premier sanglot éclata et ébranla sa carcasse affolée, comme un long frisson de fièvre. Il sentait de l’eau couler sur son visage sans en déceler l’origine. Il se croyait déjà en proie aux spasmes de l’agonie.
Dans la confusion qui régnait, il sentit une forme rouler à côté de la sienne. Il perçut aussitôt que c’était l’Enfant, même s’il ne pouvait pas le voir, à cause des larmes, et, l’espace d’un instant, la présence d’un être familier tempéra son épouvante. Celui-ci ne semblait pas en bien meilleure posture que lui, quoique peut-être moins paniqué. Il émit un son incertain mais rassurant qui se perdit, couvert par la respiration inégale de l’hydre.
Le reptile voulut pourtant répondre. Il sentait une deuxième âme dans la sienne, comme une hirondelle qui aurait fait là son nid à tout jamais, étrangère, et pourtant familière des impressions qu’il ressentait, capable de les associer à des concepts. D’une voix rauque et mal assurée, elle lui souffla ses premiers mots.
« …J’ai peur. » Son ami lui prit la main, et il l’agrippa avec un hoquet, dans l’espoir qu’elle tiendrait à distance ses vertiges. Avant de ressomber dans l’inconscience, un mot nouveau lui traversa spontanément l’esprit, auquel, jusqu’alors, il aurait été bien en peine d’attribuer un sens.
« Merci. » *
* *
Novembre 1883Il était drôle, l'Enfant. Il fronçait les sourcils quand il était triste pour se donner l'air fâché. Mais en même temps, ses yeux se mettaient à pleuvoir, et il rouspétait de plus belle, ça lui donnait l'air d'un insignifiant orage.
Peut-être aurait-il souri, s’il avait eu une bouche et des lèvres. Il le regardait à travers ses paupières mi-closes par le bas. De sa gueule à lui sortait par intermittences un son rocailleux, qu’assourdissait le fracas de la cascade, mais que les parois de la grotte leur renvoyaient en écho. Il gisait immobile sur la pierre moite, couché en travers.
Peut-être aurait-il pu bouger, encore. Ramper jusqu’au trou d’eau qui était à l’extrémité de la cavité et se laisser couler au fond. Encore une fois. Il était plus léger, dans l’eau ; une ondulation de sa queue épaisse suffisait à le propulser gracieusement en avant ; sur la terre ferme, en revanche, le poids de ses encombrantes plaques d’écailles le clouait lourdement au sol.
Mais au lieu de ça, il était resté avec le garçon. Il avait senti, dès le matin, que quelque chose s’était disloqué en lui, mais il l’avait attendu avant de laisser l’hiver entreprendre sa longue remontée dans ses membres. Une plainte basse résonna dans sa poitrine, tandis que le gamin, en sanglotant, interprétait la voix de tête de leur duo d’adieu. Il était étrange, cet humain indemne, qui mêlait sa souffrance aux siennes. Lentement, son cou de serpent décrivit un cercle autour, et il reposa sa tête pesante tout contre sa cuisse tiède, un souffle humide dilatant ses naseaux.
Contrairement aux Hommes, il ne redoutait pas la Mort. Elle était une fatalité à laquelle sa nature lui dictait d’échapper à tout prix. Mais maintenant qu’elle s’imposait à lui, sans plus d’échappatoire, il accueillait le spectre qui rampait dans son âme comme on accueille les premiers frimas de la morte-saison, avec résignation et mélancolie ; et le monde, devant ses pupilles verticales, commençait déjà à tanguer, comme emporté dans le roulis des vagues ; il le regardait se déliter patiemment.
Au pied de l’Enfant, un géant expirait.
Le garçon, au-dessus, se mit à crier plus fort. Il ne se sentit pas gêné : les sons, alentours, ne formaient déjà plus qu’un bourdonnement diffus. Une force inconnue plongea alors brusquement dans les tréfonds de son être, et, avec confiance, il la laissa faire et s’y abandonna. Puis il entrevit, sans trop savoir comment, qu’il s’agissait de l’Enfant. Il se laissa saisir. S’accrocha même fermement à lui.
Comme leurs deux consciences fusionnaient, il comprit spontanément ce qui était en train de se produire. La terreur l’envahit, ainsi que des réticences qui ne suffirent pas à anéantir une soudaine soif passionnée de vivre. Ils sentirent qu’ils ne formaient qu’un seul et même cœur, qui pourtant battait à l’unisson.
Ils songèrent à leur mère Doucette, qui était morte, la pauvre, sans qu’ils aient pu rien faire, et qui ne reviendrait plus.
Ils revirent la longue succession des saisons, sur ce lac, où, pendant plus d’un siècle, ils avaient vécu en ermite.
Ils se ressouvinrent de Mônonc'Jean, et de la Tante, et du Père qui était mort lui aussi sans trop savoir comment ; et de la musique de l’éternelle cascade, qui coulait avant, et qui coulerait après, quand tous les arbres autour seraient tombés, et qu’il n’y aurait plus de poissons.
Ils surent que le corps de l’humain ne suffirait pas pour abriter l’immensité de cette conscience unique, et qu’ils devaient de toute urgence se rediviser ; mais l’enveloppe de l’hydre, trop corrodée, n’aurait guère pu recueillir la vie plus longtemps.
Leurs deux instincts s’éveillèrent alors de concert, et leur dictèrent la marche à suivre : ils s’en remirent l’un à l’autre sans plus délibérer. Un déchirement le/les traversa, une lacération dans le tissu même de la conscience, et de nouveau il ne fut plus qu’une âme, une seule, au sein de laquelle régnait un chaos sans pareil. Comme il réintégrait le monde physique, une douleur indescriptible brouilla les contours de la réalité, et, renonçant à endurer plus longtemps ce supplice, il se laissa sombrer dans le néant.
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* *
Septembre 1882Les eaux de l’étang en léchaient délicatement la berge, où, avec indolence, des lobélies balançaient paresseusement la tête, mues par la bruine légère de la cascade. Un faible zéphyr, s’insinuant dans les feuillages, faisait chuchoter les saules pleureurs et frémir les fougères. Dans l’air encore tiède de septembre, la bruyère étendait ses longs doigts, et les quelques fleurs sauvages qui avaient persisté sur les abords des pistes, que le passage des animaux avait à leur insu creusées au fil du temps, répandaient leur fragrance feutrée. C’était un jour sans pluie, un jour sans brume, un jour sans orage. Un jour d’été finissant, où les quelques nuages qui avaient daigné rester accrochés à l’azur prenaient la tournure de brebis vagabondes.
L’hydre qui se trouvait là avait vu passer bien des saisons. Depuis une bonne douzaine de décennies qu’il s’ébattait dans ces remous, il n’avait rien perdu de sa prime jeunesse, et la nature, si elle avait eu voix au chapitre, lui prédisait encore de longs siècles à régner en maître incontesté du vaste étang.
Son espèce, pourtant, vivait ses derniers jours.
Depuis que les Hommes avaient bâti leurs usines en amont de la Meuse, une saveur acide s’était insinuée dans l’eau, menaçant le fragile équilibre dans lequel les grands reptiles prospéraient. L’hydre la discernait clairement, jusque dans les poissons qu’il mangeait, jusque dans l’air qu’il respirait, jusqu’à l’intérieur de lui-même, où il se sentait comme une permanente brûlure à l’estomac. Elle se manifestait parfois par des vertiges, qui lui faisaient perdre le sens de l’orientation ; mais l’animal, tout en ayant conscience de la gravité de sa situation, patientait calmement dans les tréfonds de son bassin, faute de pouvoir remédier à cette menace immatérielle contre laquelle ses crocs n’étaient d’aucun secours. Et quand, lors de la dernière migration du Clan, il avait observé que le nombre des siens avait au moins diminué de moitié, il s’était simplement résolu à regagner la tranquillité de sa cascade, et à ne plus la quitter, jusqu’à achèvement de leur commune convalescence.
Il avait, après tout, vu passer bien des saisons, et vu trop d’êtres dépérir, à l’approche de l’automne, pour ne pas savoir, avec placidité, qu’il était dans sa nature de devenir l’un d’eux.
La créature déploya vivement son cou, saisissant entre ses dents effilées une perche qui passait par là.
Au bruit du brutal clapotement, une paire d’yeux bruns se tourna confusément dans sa direction sans le voir. Le reptile patienta, immobile. Puis ils se détournèrent, et il put se permettre d’engloutir victorieusement sa proie.
Il n’y avait pas si longtemps que l’Enfant se permettait de troubler la quiétude du lieu. Deux printemps, tout au plus. L'hydre le laissait faire. Non sans plaisir, il l'observait. Il l'avait distinctement vu incendier des branchages par la seule force de sa volonté, et faire danser les flammèches autour de sa paume. De plus en plus régulièrement, il revenait s'entraîner à l'abri des regards (du moins le croyait-il), si bien que cette clairière était aussi devenue un peu la sienne. Il était, pour le reptile, une grande source de divertissement.
Il fallait dire que le gamin avait aussi le goût de la vie sauvage. Il ne comptait plus les bestioles qu’il l’avait vu ramener avec lui. Au printemps dernier, il avait gardé pendant de longs jours l’espoir de voir reparaitre, dans les buissons ou entre les rochers, le geai blessé qu’il s’était mis en tête de guérir. L’hydre savait bien que c’était peine perdue. Pendant près d’une semaine il avait gardé, fiché entre ses dents, l’éclat d’une plume bleu électrique.
Ce jour-là, cependant, le garçon était venu seul. Il avait déposé son sac sur l’une des roches qui bordaient le plan d’eau et se concentrait sur un sort, le dos tourné à lui. Mais c’était pour l’heure moins ses manœuvres, qui intéressaient le reptile, que les rayons du soleil qui se reflétaient sur l’un des boutons de sa besace.
Il fendit l’onde silencieusement. Ce n’était pas la première fois qu’il s’appropriait l’une des babioles du gosse. À vrai dire, c’était même un jeu auquel il avait pris goût. Avec une infinie prudence, il sortit la tête de l’onde, et, quand le bout de métal fut à portée de dents, il referma discrètement sur lui ses puissantes mâchoires. Et tira.
Le mage fit volte-face à l’instant même où l’un des flacons de verre qu’il avait apporté éclatait sur le sol : contrairement à ce que s’était figuré la bête, il devait se tenir sur ses gardes. Leurs yeux se croisèrent. Et, contrairement à ses habitudes, l’hydre tarda à réagir.
Son mouvement naturel aurait été de l’entrainer par le fond, et d’achever de le noyer dans un tourbillonnement mortel. Son instinct lui dictait qu’il présentait une menace, par cela seul qu’il avait percé à jour le secret de son existence. Mais la perspective de perdre sa principale source de distraction suffit à contrebalancer celle d’un repas facile. Et puis, quand bien même l’Enfant aurait eu l’idée d’alerter tous les environs, il lui apparut que les Ardennes ne grouillaient pas d’Hercules, et qu’il ne lui restait de toute façon plus grand-chose à perdre ; sans compter que dans le secret de son âme, il avait développé pour le gosse une sincère sympathie.
Quelques secondes immobiles passèrent, où, sans un bruit, ils se fixèrent l’un l’autre du regard. Puis le temps reprit son cours, et l’air s’emplit des accents émerveillés du gamin.
« Woaaaaaaaw, j'savais qu'y z'existaient... Bonjour Mahwot1 !!! » 1Nom du reptile géant qui, selon la légende locale, errerait dans les eaux de la Meuse.
L’animal demeura perplexe : quoiqu’il ne saisît pas le contenu de ses piaillements, le môme ne semblait pas effrayé. Au contraire, il esquissa même le geste de se rapprocher, les yeux brillants ; il recula d’abord la tête, le cou tendu dans la posture d’un serpent prêt à mordre. Puis, quand l’Enfant posa précautionneusement sa main sur son poitrail, il poussa par instinct un sifflement farouche ; mais, la curiosité prenant le pas, il ne put s’empêcher de rapprocher en même temps ses naseaux, décoiffant d’un souffle ses cheveux châtains. Odeur typique d’un mammifère.
Il resta de longs moments près de lui, à l’examiner sous tous les angles. À le bousculer pour éprouver sa force. À tenter d’enfouir le nez dans sa sacoche. Enfin, une fois apaisé et satisfait, il finit par reculer pour plonger, regagnant son antre aquatique l’esprit serein. Il fit plusieurs ronds dans les profondeurs de l’étang, survolant élégamment la vase, les algues et le bois mort. Puis il refit tranquillement surface, ne laissant émerger que sa tête parmi les roseaux.
Curieusement, le garçon n’avait pas quitté le bord de l’étang : il s’était même plutôt accroupi, et paraissait l’appeler de sa voix familière. Ne pouvant y résister, la tête de l’hydre se rapprocha lentement, tout en le toisant de son regard de crocodile. Et une fois parvenue sous lui, l’aspergea d’un jet d’eau tout droit sorti de ses narines.
Il ne tarda pas à tomber sous le charme, et des imprécations du môme, et des éclaboussures qu’il lui renvoyait insolemment. Il resta même un moment interdit devant tant de témérité. Il ne manqua pas non plus d’y répondre par un puissant mouvement de queue, qui, l’engloutissant sous un véritable raz-de-marée, l’envoya rouler dans les taillis.
Un grondement sonore s’échappa de sa poitrine comme un rire. Et quand le gamin se releva, trempé jusqu’à l’os, il dirigea sur lui une nouvelle vague, scellant durablement leur amitié dans le concert des jurons de l’Enfant, et les scintillements de la rosée.