Jade resserra sa main contre la sangle de son sac. C'était supposé être une journée comme les autres, pourtant, elle était agitée, presque nerveuse. Puisqu'on n'avait pas vraiment besoin d'elle au Lost Paradise avant le soir, elle s'était dit que sortir lui ferait peut-être un peu de bien. Oh, la dryade aimait bien les plantes vertes de ses appartements, seulement, rien ne remplaçait la nature ou encore l'énergie qui pulsait de l'air et des gens qui vivaient tout autour ! Depuis qu'elle avait quitté le navire qui l'avait ramenée à bon port, c'était d'autant plus vrai. Passage qu'elle n'avait pas vraiment payé, d'ailleurs, enfin, pas de manière traditionnelle, dira-t-on. Fille de joie. Voilà à quoi elle se résumait bien souvent. Alors pourquoi la joie la fuyait-elle ?

Peut-être était-ce parce que le passé l'avait rattrapé comme une gifle. Elle savait bien que ce voyage était une mauvaise idée. Bien que cela n'était pas tout à fait pour les raisons qu'elle s'était imaginé. La plupart des gens de Paris étaient coincés. Ils ne savaient tout simplement pas s'amuser, trop soucieux de rentrer dans leur petite case pour se faire bien voir du reste de la société. Enfin ... Au moins, dans son quotidien, elle avait de quoi se changer les idées. On ne pouvait pas dire qu'un cabaret de monstres - ah, ah, ironie, quand tu nous tiens ! - était ennuyeux et traditionnel.

Pour sa part, facile de deviner de quel côté elle se rangeait, rien qu'en regardant ses cheveux d'une teinte un peu rosée. Aujourd'hui, c'était plutôt une bonne chose. Puisqu'on ne lui adressait pas la parole, elle n'avait pas à réagir au quart de tour comme une furie. Bon. Peut-être qu'acheter une jolie broche ou un autre bijou la calmerait un peu. Le collier de la dame en face semblait la narguer. De toute façon, il n'était pas question de se laisser abattre aussi facilement et de finir comme ces pauvre fleurs pâles qui s'étiolaient lentement en ne laissant derrière qu'un pâle souvenir de leur beauté passée.

Entre le dédale des étalages, avant même de commencer à chercher son bonheur loin des horreurs en plastique, la voleuse remarqua bien vite qu'elle avait sous-estimé la chaleur de l'après-midi. Il faut dire que le nombre important de personnes ne devait pas aider. En attendant que les choses se calment un peu, Jade décida donc de faire un léger détour. Elle s'arrêta finalement sur la berge. Elle retira ses escarpins, plongeant les pieds dans l'eau. Elle soupira. Oui décidément l'Espagne lui manquait un peu. Pas question d'avouer ce qui lui manquait vraiment par contre. Ou plutôt qui ...

« Ça manque de sable chaud et de cocktails exotiques ici ! »

Ses ongles saisirent un caillou sur la berge. Elle le regarda faire quelques bonds sur l'onde tranquille, son menton posé près de ses genoux. Comme si quelqu'un pouvait lui répondre. Mais l'eau était sans doute trop mauvaise pour qu'une sirène ou une ondine s'y cache, de toute façon, si c'était le cas, elle était sans doute trop futée pour remonter à la surface.

Spoiler:

Entre le soleil, les péniches et les badauds, c’était une journée rêvée pour sortir faire un tour sur les quais de Seine. Morgan n’avait pas eu à se faire prier. Il fallait dire qu’un jour comme ça, ça ne se présentait pas toutes les semaines ! Malgré son allure de flâneur, il avait le cœur battant d’excitation, et n’avait de cesse de dessiner et de redessiner, du bout des doigts, les contours de la breloque qu’il avait fourrée dans sa poche.

Parce que c’était son jour de chance, aucun doute là-dessus. À peine un petit quart d’heure plus tôt (grand maximum), son chemin avait croisé celui d’une dame somptueusement attifée, et, comme elle doublait un groupe de gentlemen distraits par leur conversation, un rapide éclat avait instinctivement attiré son regard. L’éclair brillant avait rebondi sur le vaste jupon de la bourgeoise, avant de finir sa course entre les rainures des pavés. Morgan s’était approché, par curiosité pure, naturellement. En baissant la tête, il avait reconnu du premier coup d’œil les chaînons d’un collier parmi les dalles, était resté debout le nez en l’air quelques instants pour se donner l’air innocent, puis s’était penché et, d’un geste habile, s’en était coupablement emparé. Après tout, sa propriétaire était déjà loin, et, riche comme elle semblait, elle ne devait pas être à une babiole près…

Depuis, sa trouvaille accaparait toutes ses pensées, et il avait hâte de pouvoir se soustraire à la foule des passants pour aller en savourer la forme et les miroitements dans un lieu plus tranquille. Pour cela, il suffirait d’emprunter les prochains escaliers, et de se faufiler dans la première ruelle venue…

C’est alors que son regard avait rencontré une chevelure rosée, assise au bord de l’eau.

Son humeur était aussitôt retombée.

Jade.

On ne pouvait pas dire qu’ils se connaissaient vraiment, mais suffisamment pour évoquer en lui des souvenirs qui le rendaient penaud. Une autre stupide histoire de collier, qui n’avait pas vraiment pris la tournure escomptée... Ce jour-là, pourtant, il avait était moins coupable encore qu’aujourd’hui. Mais le mal était fait, le bijou de la dryade avait été retrouvé dans ses affaires, et depuis lors, il avait soigneusement évité Jade, autant que leurs postes au Lost le lui permettaient. Il ne se sentait pas très fier. Suite à quoi, peu de temps après, la jeune femme avait disparu sans crier gare. Il n’avait pu s’empêcher de se demander alors, un nœud dans le ventre, si l’incident y était ou non étranger, puis une petite semaine s’était écoulée, la vie s’était poursuivie, et cette affaire avait fini par complètement lui sortir de l’esprit.

C’était idiot, au fond, de s’en faire une pareille montagne.
Il respira un grand coup, songeant que le temps était venu de prendre son courage à deux mains. Si Jade comptait faire son grand retour, il aimait autant éviter de retomber avec elle dans ce jeu du chat et de la souris, qui lui avait gâché plus d’une soirée, il fallait bien le dire. Il arpenta le quai dans son dos, passant et repassant devant sa silhouette menue en la jaugeant du regard, comme il l’aurait fait autrefois d’un adversaire plus gros que lui. Puis il s’approcha brusquement, et s’adressa à elle sur un ton exagérément dégagé.

« Ahbahçatiensalors, Mamz’elle Jade ! Si j’m’attendais qu’vous soyez là ! »

Il resta gauchement debout à côté d’elle, sans trop savoir quoi ajouter, car il n’avait pas prévu si loin. Il se racla la gorge. Il sentait que ses joues commençaient à s’empourprer très légèrement. Alors, pour se donner le temps de retrouver sa contenance, il s’assit à côté de la demoiselle, avant de réaliser qu’il se condamnait du même coup à rester là quelques minutes au moins. Que faire ?

C’est dans ce moment d’embarras que le cerveau de Morgan Lenoir lui suggéra une idée lumineuse, et que, très sottement, il la saisit. Son poing sortit de sa poche avant même qu’il n’ait eu le temps d’y réfléchir, et, sous le nez de la dryade, il ouvrit grand la main, dans le creux de laquelle reposait la chaînette dorée.

« J’pensais justement t’à vous… J’voulais vous donner ça, pour qu’vous m’pardonniez d’l’aut’ fois. J’pensais vraiment pas à mal, vous savez... »

Il avait détourné les yeux, de crainte de sentir son cœur se serrer à la vue du trophée qu’il lui abandonnait si facilement en pâture. Ce faisant, il ne remarqua même pas que le métal des chaînons étincelait un peu trop pour du toc, et que les petits diamants qui ornaient le délicat pendentif n’étaient de toute évidence pas faits de verre…

La voix assurée et presque tonitruante qui se fit entendre sur sa gauche fit sursauter Jade. Au moins, elle n'était pas tombée directement dans le fleuve. Ce qui l'avait surprise, ce n'était pas tant le fait que quelqu'un soit venu la voir, mais plutôt que ce soit la personne en question ... L'un des jumeaux qui travaillaient au cabaret. Morgan. Du moins, elle le supposait à sa posture un peu maladroite, comme s'il était mal à l'aise. Si l'humeur de la dryade ne volait déjà pas bien haut, cette présence accentua son sentiment de malaise. Elle croisa les bras contre sa poitrine. Elle avait peut-être récupéré son collier, au bout du compte, mais l'affaire lui était restée en travers de la gorge. Peut-être parce que, quand on la voyait avec un bijou, on l'accusait tout de suite de vol à cause de son passé de contrebandière, mais quand il était question d'un gamin, on passait vite l'éponge hein ...

Pouf. Avec un petit nuage qui fit toussoter sa collègue, l'acrobate décida tout à coup de s'asseoir dans le sable, un silence s'étirant pourtant entre eux. Morgan reprit tout à coup la parole. Des excuses ... ? Jade ne s'y attendait pas tellement, cela remontait quand même à quelques semaines, mais c'est vrai qu'en partant en Espagne quelques temps, elle n'avait pas laissé beaucoup de chance au garçon de s'expliquer sur toute la situation. Lorsqu'elle avait découvert qui avait pris son précieux collier sans lui demander la permission, elle avait été trop en colère, et blessée surtout, pour lui en laisser la chance. En plus il lui offrait un bijou ! Elle était un peu perplexe, est-ce qu'il avait souffert tant que cela de son silence ? Pourtant, lis n'avaient jamais vraiment eu l'occasion de passer beaucoup de temps ensemble pour se connaître ...

La maquilleuse ouvrit la bouche pour soupirer un peu et lui dire qu'il n'avait pas à s'en faire autant. Ce n'est pas comme si elle était très rancunière. Si Morgan ne lui avait pas reparlé de cette histoire, elle l'aurait probablement oubliée dans deux semaines à tout couper et elle serait revenue l'embêter gentiment comme elle le faisait avec tout le monde au cabaret. L'important, c'était qu'elle avait retrouvé son collier, et qu'il n'était pas abîmé, surtout. C'était avant que cette offrande, pour enterrer la hache de paix, lui tomba entre les doigts.

« Où est-ce que tu as trouvé ça ? »

On ne pouvait pas tromper son œil d'experte. Jade fit tourner la chaîne en or sous les rayons du soleil entre ses doigts. Mince. Mince mince mince mince mince. Ce gamin allait encore lui attirer des ennuis ! Quel inconscient ! Avec de la chance, la propriétaire n'aurait peut-être pas remarqué la disparition de ce collier, mais ce n'était pas une simple babiole, c'était du véritable carat et des diamants hors de prix. Même les bourgeois ressentaient une certaine fierté à afficher leur statut d'une telle façon. Quel était l'horaire des patrouilles déjà ? Un frisson la parcourut comme un mauvais pressentiment : depuis l'affaire au Louvres, même si elle avait été innocentée, en quelque sorte, le commissaire et toute son équipe ne cherchait qu'un prétexte pour la jeter en cellule jusqu'à la fin de ses beaux jours, avec pour seule consolation qu'Ashton viendrait peut-être l'y rejoindre pour quelques heures, quelques jours. Mais elle doutait qu'on leur laisserait vraiment le loisir d'avoir des chambres attenantes. De toute façon, loin du soleil et de ses plantes, Jade aurait tôt fait de s'étioler et de perdre son charme jusqu'à ce qu'il ne reste qu'une montagne d'os. Sort plutôt lugubre.

« Faut pas rester là. On va jeter ce collier dans la Seine et après on rentre au cabaret fissa avant que les flics se ramènent. Ça va être plus simple qu'essayer de le ramener où tu l'as trouvé. »

Elle n'avait pas l'impression qu'il avait tout compris, mais il devait au moins avoir compris qu'elle n'avait pas le temps de tout lui expliquer, non ? Sinon elle allait commencer à s'impatienter et à taper du pied, avant de prendre les choses en main.